PoĂ©sieen prose. Charles Baudelaire, « Le GĂąteau », Le Spleen de Paris (1862) Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Word 2007 et ultĂ©rieur Depuis la version 2007, il n'est plus possible d'utiliser la solution simple du Recherche-remplace, car cette fonctionnalitĂ© permet de surligner mais pas de sĂ©lectionner. Donc impossible de copier et de coller. Il faut donc une macro. A noter que cette macro fonctionne avec toutes les versions Sub sigles'macro Ă©crite par mrinaDim Sigle As String, Liste As String, ND As = Unit=wdStory 'Recherche de tous les mots en majuscules Do With .ClearFormatting .Text = "" .Forward = True .Wrap = wdFindStop .MatchCase = True .MatchWildcards = True .Execute End With If Then Sigle = If InStrListe, Sigle = 0 Then Liste = Liste & Sigle & vbCr End If End If Loop Until Not crĂ©e le nouveau doc et on y insĂšre les textes trouvĂ©s Set ND = Text=ListeEnd Sub NB on suppose qu'un sigle est un mot en majuscules composĂ© d'au moins deux lettres. Vous pouvez augmenter le nombre de lettres en remplaçant le chiffre 2 par le nombre de votre choix dans l'expression
Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire de de Franck Evrard : résumé, couverture, notes et critiques des membres Kifim.
A ArsĂšne Houssaye Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tĂȘte, puisque tout, au contraire, y est Ă  la fois tĂȘte et queue, alternativement et rĂ©ciproquement. ConsidĂ©rez, je vous prie, quelles admirables commoditĂ©s cette combinaison nous offre Ă  tous, Ă  vous, Ă  moi et au lecteur. Nous pouvons couper oĂč nous voulons, moi ma rĂȘverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volontĂ© rĂ©tive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertĂšbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister Ă  part. Dans l'espĂ©rance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dĂ©dier le serpent tout entier. J'ai une petite confession Ă  vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtiĂšme fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits Ă  ĂȘtre appelĂ© fameux? que l'idĂ©e m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer Ă  la deSCRIPTion de la vie moderne, ou plutĂŽt d'une vie moderne et plus abstraite, le procĂ©dĂ© qu'il avait appliquĂ© Ă  la peinture de la vie ancienne, si Ă©trangement pittoresque. Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rĂȘvĂ© le miracle d'une prose poĂ©tique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtĂ©e pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'Ăąme, aux ondulations de la rĂȘverie, aux soubresauts de la conscience? C'est surtout de la frĂ©quentation des villes Ă©normes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naĂźt cet idĂ©al obsĂ©dant. Vous-mĂȘme, mon cher ami, n'avez-vous pas tentĂ© de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les dĂ©solantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, Ă  travers les plus hautes brumes de la rue? Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas portĂ© bonheur. SitĂŽt que j'eus commencĂ© le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystĂ©rieux et brillant modĂšle, mais encore que Je faisais quelque chose si cela peut s'appeler quelque chose de singuliĂšrement diffĂ©rent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondĂ©ment un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poĂšte d'accomplir juste ce qu'il a projetĂ© de faire. Votre bien affectionnĂ©, C. L'Etranger "Qui aimes-tu le mieux, homme Ă©nigmatique, dis? ton pĂšre, ta mĂšre, ta soeur ou ton frĂšre? - Je n'ai ni pĂšre, ni mĂšre, ni soeur, ni frĂšre. - Tes amis? - Vous vous servez lĂ  d'une parole dont le sens m'est restĂ© jusqu'Ă  ce jour inconnu. - Ta patrie? - J'ignore sous quelle latitude elle est situĂ©e. - La beautĂ©? - Je l'aimerais volontiers, dĂ©esse et immortelle. - L'or? - Je le hais comme vous haĂŻssez Dieu. - Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire Ă©tranger? - J'aime les nuages... les nuages qui passent... lĂ -bas... lĂ -bas... les merveilleux nuages!"II. Le DĂ©sespoir de la vieille La petite vieille ratatinĂ©e se sentit toute rĂ©jouie en voyant ce joli enfant Ă  qui chacun faisait fĂȘte, Ă  qui tout le monde voulait plaire; ce joli ĂȘtre, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux. Et elle s'approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agrĂ©ables. Mais l'enfant Ă©pouvantĂ© se dĂ©battait sous les caresses de la bonne femme dĂ©crĂ©pite, et remplissait la maison de ses glapissements. Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude Ă©ternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant -"Ah! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l'Ăąge est passĂ© de plaire, mĂȘme aux innocents; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer!"III. Le Confiteor de l'artiste Que les fins de journĂ©es d'automne sont pĂ©nĂ©trantes! Ah! pĂ©nĂ©trantes jusqu'Ă  la douleur! car il est de certaines sensations dĂ©licieuses dont le vague n'exclut pas l'intensitĂ©; et il n'est pas de pointe plus acĂ©rĂ©e que celle de l'Infini. Grand dĂ©lice que celui de noyer son regard dans l'immensitĂ© du ciel et de la mer! Solitude, silence, incomparable chastetĂ© de l'azur! une petite voile frissonnante Ă  l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrĂ©mĂ©diable existence, mĂ©lodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles car dans la grandeur de la rĂȘverie, le moi se perd vite!; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans dĂ©ductions. Toutefois, ces pensĂ©es, qu'elles sortent de moi ou s'Ă©lancent des choses, deviennent bientĂŽt trop intenses. L'Ă©nergie dans la voluptĂ© crĂ©e un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses. Et maintenant la profondeur du ciel me consterne; sa limpiditĂ© m'exaspĂšre. L'insensibilitĂ© de la mer, l'immuabilitĂ© du spectacle, me rĂ©voltent... Ah! faut- il Ă©ternellement souffrir, ou fuir Ă©ternellement le beau? Nature, enchanteresse sans pitiĂ©, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes dĂ©sirs et mon orgueil! L'Ă©tude du beau est un duel oĂč l'artiste crie de frayeur avant d'ĂȘtre Un plaisant C'Ă©tait l'explosion du nouvel an chaos de boue et de neige, traversĂ© de mille carrosses, Ă©tincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupiditĂ©s et de dĂ©sespoirs, dĂ©lire officiel d'une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus PaulFort. Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un Ăąne trottait vivement, harcelĂ© par un malotru armĂ© d'un fouet. Comme l'Ăąne allait tourner l'angle d'un trottoir, un beau monsieur gantĂ©, verni, cruellement cravatĂ© et emprisonnĂ© dans des habits tout neufs, s'inclina cĂ©rĂ©monieusement devant l'humble bĂȘte, et lui dit, en ĂŽtant son chapeau"Je vous la souhaite bonne et heureuse!" puis se retourna vers je ne sais quels camarades avec un air de fatuitĂ©, comme pour les prier d'ajouter leur approbation Ă  son CONTENTement. L'Ăąne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zĂšle oĂč l'appelait son devoir. Pour moi, je fus pris subitement d'une incommensurable rage contre ce magnifique imbĂ©cile, qui me parut concentrer en lui tout l'esprit de la La Chambre double Une chambre qui ressemble Ă  une rĂȘverie, une chambre vĂ©ritablement spirituelle, oĂč l'atmosphĂšre stagnante est lĂ©gĂšrement teintĂ©e de rose et de bleu. L'Ăąme y prend un bain de paresse, aromatisĂ© par le regret et le dĂ©sir. - C'est quelque chose de crĂ©pusculaire, de bleuĂątre et de rosĂątre; un rĂȘve de voluptĂ© pendant une Ă©clipse. Les meubles ont des formes allongĂ©es, prostrĂ©es, alanguies. Les meubles ont l'air de rĂȘver; on les dirait douĂ©s d'une vie somnambulique, comme le vĂ©gĂ©tal et le minĂ©ral. Les Ă©toffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. Sur les murs nulle abomination artistique. Relativement au rĂȘve pur, Ă  l'impression non analysĂ©e, l'art dĂ©fini, l'art positif est un blasphĂšme. Ici, tout a la suffisante clartĂ© et la dĂ©licieuse obscuritĂ© de l'harmonie. Une senteur infinitĂ©simale du choix le plus exquis, Ă  laquelle se mĂȘle une trĂšs lĂ©gĂšre humiditĂ©, nage dans cette atmosphĂšre, oĂč l'esprit sommeillant est bercĂ© par des sensations de serre chaude. La mousseline pleut abondamment devant les fenĂȘtres et devant le lit; elle s'Ă©panche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchĂ©e l'Idole, la souveraine des rĂȘves. Mais comment est-elle ici? Qui l'a amenĂ©e? quel pouvoir magique l'a installĂ©e sur ce trĂŽne de rĂȘverie et de voluptĂ©? Qu'importe? la voilĂ ! je la reconnais. VoilĂ  bien ces yeux dont la flamme traverse le crĂ©puscule; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais Ă  leur effrayante malice! Elles attirent, elles subjuguent, elles dĂ©vorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent Ă©tudiĂ©es, ces Ă©toiles noires qui commandent la curiositĂ© et l'admiration. A quel dĂ©mon bienveillant dois-je d'ĂȘtre ainsi entourĂ© de mystĂšre, de silence, de paix et de parfums? O bĂ©atitude! ce que nous nommons gĂ©nĂ©ralement la vie, mĂȘme dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprĂȘme dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde! Non! il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes! Le temps a disparu; c'est l'EternitĂ© qui rĂšgne, une Ă©ternitĂ© de dĂ©lices! Mais un coup terrible, lourd, a retenti Ă  la porte, et, comme dans les rĂȘves infernaux, il m'a semblĂ© que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. Et puis un Spectre est entrĂ©. C'est un huissier qui vient me torturer au nom de la loi; une infĂąme concubine qui vient crier misĂšre et ajouter les trivialitĂ©s de sa vie aux douleurs de la mienne; ou bien le saute-ruisseau d'un directeur de journal qui rĂ©clame la suite du manuscrit. La chambre paradisiaque, l'idole, la souveraine des rĂȘves, la Sylphide, comme disait le grand RenĂ©, toute cette magie a disparu au coup brutal frappĂ© par le Spectre. Horreur! je me souviens! je me souviens! Oui! ce taudis, ce sĂ©jour de l'Ă©ternel ennui, est bien le mien. Voici les meubles sots, poudreux, Ă©cornĂ©s; la cheminĂ©e sans flamme et sans braise, souillĂ©e de crachats; les tristes fenĂȘtres oĂč la pluie a tracĂ© des sillons dans la poussiĂšre; les manuscrits, raturĂ©s ou incomplets; l'almanach oĂč le crayon a marquĂ© les dates sinistres! Et ce parfum d'un autre monde, dont je m'enivrais avec une sensibilitĂ© perfectionnĂ©e, hĂ©las! il est remplacĂ© par une fĂ©tide odeur de tabac mĂȘlĂ©e Ă  je ne sais quelle nausĂ©abonde moisissure. On respire ici maintenant le ranci de la dĂ©solation. Dans ce monde Ă©troit, mais si plein de dĂ©goĂ»t, un seul objet connu me sourit la fiole de laudanum; une vieille et terrible amie; comme toutes les amies, hĂ©las! fĂ©conde en caresses et en traĂźtrises. Oh! oui! Le Temps a reparu; Le Temps rĂšgne en souverain maintenant; et avec le hideux vieillard est revenu tout son dĂ©moniaque cortĂšge de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cauchemars, de ColĂšres et de NĂ©vroses. Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuĂ©es, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit -"Je suis la Vie, l'insupportable, l'implacable Vie!" Il n'y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause Ă  chacun une inexplicable peur. Oui! le Temps rĂšgne; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j'Ă©tais un boeuf, avec son double aiguillon. -"Et hue donc! bourrique! Sue donc, esclave! Vis donc, damnĂ©!"VI. Chacun sa chimĂšre Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbĂ©s. Chacun d'eux portait sur son dos une Ă©norme ChimĂšre, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain. Mais la monstrueuse bĂȘte n'Ă©tait pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles Ă©lastiques et puissants; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes Ă  la poitrine de sa monture; et sa tĂȘte fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espĂ©raient ajouter Ă  la terreur de l'ennemi. Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai oĂč ils allaient ainsi. Il me rĂ©pondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu'Ă©videmment ils allaient quelque part, puisqu'ils Ă©taient poussĂ©s par un invincible besoin de marcher. Chose curieuse Ă  noter aucun de ces voyageurs n'avait l'air irritĂ© contre la bĂȘte fĂ©roce suspendue Ă  son cou et collĂ©e Ă  son dos; on eĂ»t dit qu'il la considĂ©rait comme faisant partie de lui-mĂȘme. Tous ces visages fatiguĂ©s et sĂ©rieux ne tĂ©moignaient d'aucun dĂ©sespoir; sous la coupole spleenĂ©tique du ciel, les pieds plongĂ©s dans la poussiĂšre d'un sol aussi dĂ©solĂ© que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie rĂ©signĂ©e de ceux qui sont condamnĂ©s Ă  espĂ©rer toujours. Et le cortĂšge passa Ă  cĂŽtĂ© de moi et s'enfonça dans l'atmosphĂšre de l'horizon, Ă  l'endroit oĂč la surface arrondie de la planĂšte se dĂ©robe Ă  la curiositĂ© du regard humain. Et pendant quelques instants je m'obstinai Ă  vouloir comprendre ce mystĂšre; mais bientĂŽt l'irrĂ©sistible IndiffĂ©rence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablĂ© qu'ils ne l'Ă©taient eux-mĂȘmes par leurs Ă©crasantes Le Fou et la VĂ©nus Quelle admirable journĂ©e! Le vaste parc se pĂąme sous l'oeil brĂ»lant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l'Amour. L'extase universelle des choses ne s'exprime par aucun bruit; les eaux elles- mĂȘmes sont comme endormies. Bien diffĂ©rente des fĂȘtes humaines, c'est ici une orgie silencieuse. On dirait qu'une lumiĂšre toujours croissante fait de plus en plus Ă©tinceler les objets; que les fleurs excitĂ©es brĂ»lent du dĂ©sir de rivaliser avec l'azur du ciel par l'Ă©nergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l'astre comme des fumĂ©es. Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai aperçu un ĂȘtre affligĂ©. Aux pieds d'une colossale VĂ©nus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargĂ©s de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsĂšde, affublĂ© d'un costume Ă©clatant et ridicule, coiffĂ© de cornes et de sonnettes, tout ramassĂ© contre le piĂ©destal, lĂšve des yeux pleins de larmes vers l'immortelle DĂ©esse. Et ses yeux disent -"Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privĂ© d'amour et d'amitiĂ©, et bien infĂ©rieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle BeautĂ©! Ah! DĂ©esse! ayez pitiĂ© de ma tristesse et de mon dĂ©lire!" Mais l'implacable VĂ©nus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de Le Chien et le flacon "- Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un excellent parfum achetĂ© chez le meilleur parfumeur de la ville." Et le chien, en frĂ©tillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres ĂȘtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s'approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon dĂ©bouchĂ©; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi, en maniĂšre de reproche. "- Ah! misĂ©rable chien, si je vous avais offert un paquet d'excrĂ©ments, vous l'auriez flairĂ© avec dĂ©lices et peut-ĂȘtre dĂ©vorĂ©. Ainsi, vous-mĂȘme, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, Ă  qui il ne faut jamais prĂ©senter des parfums dĂ©licats qui l'exaspĂšrent, mais des ordures soigneusement choisies."IX. Le Mauvais Vitrier Il y a des natures purement contemplatives et tout Ă  fait impropres Ă  l'action, qui cependant, sous une impulsion mystĂ©rieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapiditĂ© dont elles se seraient crues elles-mĂȘmes incapables. Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rĂŽde lĂąchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la dĂ©cacheter, ou ne se rĂ©signe qu'au bout de six mois Ă  opĂ©rer une dĂ©marche nĂ©cessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement prĂ©cipitĂ©s vers l'action par une force irrĂ©sistible, comme la flĂšche d'un arc. Le moraliste et le mĂ©decin, qui prĂ©tendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'oĂč vient si subitement une si folle Ă©nergie Ă  ces Ăąmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nĂ©cessaires, elles trouvent Ă  une certaine minute un courage de luxe pour exĂ©cuter les actes les plus absurdes et souvent mĂȘme les plus dangereux. Un de mes amis, le plus inoffensif rĂȘveur qui ait existĂ©, a mis une fois le feu Ă  une forĂȘt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilitĂ© qu'on l'affirme gĂ©nĂ©ralement. Dix fois de suite, l'expĂ©rience manqua; mais, Ă  la onziĂšme, elle rĂ©ussit beaucoup trop bien. Un autre allumera un cigare Ă  cĂŽtĂ© d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinĂ©e, pour se contraindre lui-mĂȘme Ă  faire preuve d'Ă©nergie, pour faire le joueur, pour connaĂźtre les plaisirs de l'anxiĂ©tĂ©, pour rien, par caprice, par dĂ©soeuvrement. C'est une espĂšce d'Ă©nergie qui jaillit de l'ennui et de la rĂȘverie; et ceux en qui elle se manifeste si inopinĂ©ment sont, en gĂ©nĂ©ral, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rĂȘveurs des ĂȘtres. Un autre, timide Ă  ce point qu'il baisse les yeux mĂȘme devant les regards des hommes, Ă  ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volontĂ© pour entrer dans un cafĂ© ou passer devant le bureau d'un théùtre, oĂč les contrĂŽleurs lui paraissent investis de la majestĂ© de Minos, d'Eaque et de Rhadamante, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe Ă  cĂŽtĂ© de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule Ă©tonnĂ©e. - Pourquoi? Parce que... parce que cette physionomie lui Ă©tait irrĂ©sistiblement sympathique? Peut-ĂȘtre; mais il est plus lĂ©gitime de supposer que lui-mĂȘme il ne sait pas pourquoi. J'ai Ă©tĂ© plus d'une fois victime de ces crises et de ces Ă©lans, qui nous autorisent Ă  croire que des DĂ©mons malicieux se glissent en nous et nous FONT accomplir, Ă  notre insu, leurs plus absurdes volontĂ©s. Un matin je m'Ă©tais levĂ© maussade, triste, fatiguĂ© d'oisivetĂ©, et poussĂ©, me semblait-il, Ă  faire quelque chose de grand, une action d'Ă©clat; et j'ouvris la fenĂȘtre, hĂ©las! Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n'est pas le rĂ©sultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fĂ»t-ce que par l'ardeur du dĂ©sir, de cette humeur, hystĂ©rique selon les mĂ©decins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les mĂ©decins, qui nous pousse sans rĂ©sistance vers une foule d'actions dangereuses ou inconvenantes. La premiĂšre personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu'Ă  moi Ă  travers la lourde et sale atmosphĂšre parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris Ă  l'Ă©gard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique. "- HĂ©! hĂ©!" et je lui criai de monter. Cependant je rĂ©flĂ©chissais, non sans quelque gaietĂ©, que, la chambre Ă©tant au sixiĂšme Ă©tage et l'escalier PaulFort Ă©troit, l'homme devait Ă©prouver quelque peine Ă  opĂ©rer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise. Enfin il parut j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis "Comment? vous n'avez pas de verres de couleur? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis? Impudent que vous ĂȘtes! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas mĂȘme de vitres qui fassent voir la vie en beau!" Et je le poussai vivement vers l'escalier, oĂč il trĂ©bucha en grognant. Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au dĂ©bouchĂ© de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postĂ©rieur de ses crochets; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit Ă©clatant d'un palais de cristal crevĂ© par la foudre. Et, ivre de ma folie, le lui criai furieusement"La vie en beau! la vie en beau!" Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans pĂ©ril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'Ă©ternitĂ© de la damnation Ă  qui a trouvĂ© dans une seconde l'infini de la jouissance?X. A une heure du matin Enfin! seul! On n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardĂ©s et Ă©reintĂ©s. Pendant quelques heures, nous possĂ©derons le silence, sinon le repos. Enfin! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-mĂȘme. Enfin! il m'est donc permis de me dĂ©lasser dans un bain de tĂ©nĂšbres! D'abord, un double tour Ă  la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me sĂ©parent actuellement du monde. Horrible vie! Horrible ville! RĂ©capitulons la journĂ©e avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandĂ© si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre il prenait sans doute la Russie pour une Ăźle; avoir disputĂ© gĂ©nĂ©reusement contre le directeur d'une revue, qui Ă  chaque objection rĂ©pondait "- C'est ici le parti des honnĂȘtes gens", ce qui implique que tous les autres journaux sont rĂ©digĂ©s par des coquins; avoir saluĂ© une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues; avoir distribuĂ© des poignĂ©es de main dans la mĂȘme proportion, et cela sans avoir pris la prĂ©caution d'acheter des gants; ĂȘtre montĂ© pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a priĂ© de lui dessiner un costume de VĂ©nustre; avoir fait ma cour Ă  un directeur de théùtre, qui m'a dit en me congĂ©diant"- Vous feriez peut-ĂȘtre bien de vous adresser Ă  Z...; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus cĂ©lĂšbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-ĂȘtre aboutir Ă  quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons"; m'ĂȘtre vantĂ© pourquoi? de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lĂąchement niĂ© quelques autres mĂ©faits que j'ai accomplis avec joie, dĂ©lit de fanfaronnade, crime de respect humain; avoir refusĂ© Ă  un ami un service facile, et donnĂ© une recommandation Ă©crite Ă  un parfait drĂŽle; ouf! est-ce bien fini? MĂ©CONTENT de tous et mĂ©CONTENT de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimĂ©s, Ăąmes de ceux que j'ai chantĂ©s, fortifiez-moi, soutenez-moi, Ă©loignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grĂące de produire quelques beaux vers qui me prouvent Ă  moi-mĂȘme que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas infĂ©rieur Ă  ceux que je mĂ©prise!XI. La Femme sauvage et la petite-maĂźtresse "Vraiment, ma chĂšre, vous me fatiguez sans mesure et sans pitiĂ©; on dirait, Ă  vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagĂ©naires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croĂ»tes de pain Ă  la porte des cabarets. "Si au moins vos soupirs exprimaient le remords, ils vous feraient quelque honneur; mais ils ne traduisent que la satiĂ©tĂ© du bien-ĂȘtre et l'accablement du repos. Et puis, vous ne cessez de vous rĂ©pandre en paroles inutiles" Aimez-moi bien! j'en ai tant besoin! Consolez-moi par-ci, caressez-moi par-lĂ !" Tenez, je veux essayer de vous guĂ©rir; nous en trouverons peut-ĂȘtre le moyen, pour deux sols, au milieu d'une fĂȘte, et sans aller bien loin. "ConsidĂ©rons bien, je vous prie, cette solide cage de fer derriĂšre laquelle s'agite, hurlant comme un damnĂ©, secouant les barreaux comme un orang-outang exaspĂ©rĂ© par l'exil, imitant, dans la perfection, tantĂŽt les bonds circulaires du tigre, tantĂŽt les dandinements stupides de l'ours blanc, ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vĂŽtre. "Ce monstre est un de ces animaux qu'on appelle gĂ©nĂ©ralement" mon ange!" c'est-Ă -dire une femme. L'autre monstre, celui qui crie Ă  tue-tĂȘte, un bĂąton Ă  la main, est un mari. Il a enchaĂźnĂ© sa femme lĂ©gitime comme une bĂȘte, et il la montre dans les faubourgs, les jours de foire, avec permission des magistrats, cela va sans dire. "Faites bien attention! Voyez avec quelle voracitĂ© non simulĂ©e peut-ĂȘtre! elle dĂ©chire des lapins vivants et des volailles pialliantes que lui jette son cornac." Allons, dit-il, il ne faut pas manger tout son bien en un jour", et, sur cette sage parole, il lui arrache cruellement la proie, dont les boyaux dĂ©vidĂ©s restent un instant accrochĂ©s aux dents de la bĂȘte fĂ©roce, de la femme, veux-je dire. "Allons! un bon coup de bĂąton pour la calmer! car elle darde des yeux terribles de convoitise sur la nourriture enlevĂ©e. Grand Dieu! le bĂąton n'est pas un bĂąton de comĂ©die, avez-vous entendu rĂ©sonner la chair, malgrĂ© le poil postiche? Aussi les yeux lui sortent maintenant de la tĂȘte, elle hurle plus naturellement. Dans sa rage, elle Ă©tincelle tout entiĂšre, comme le fer qu'on bat. "Telles sont les moeurs conjugales de ces deux descendants d'Eve et d'Adam, ces oeuvres de vos mains, ĂŽ mon Dieu! Cette femme est incontestablement malheureuse, quoique aprĂšs tout, peut-ĂȘtre, les jouissances titillantes de la gloire ne lui soient pas inconnues. Il y a des malheurs plus irrĂ©mĂ©diables, et sans compensation. Mais dans le monde oĂč elle a Ă©tĂ© jetĂ©e, elle n'a jamais pu croire que la femme mĂ©ritĂąt une autre destinĂ©e. "Maintenant, Ă  nous deux, chĂšre prĂ©cieuse! A voir les enfers dont le monde est peuplĂ©, que voulez-vous que je pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des Ă©toffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la viande cuite, et pour qui un domestique habile prend soin de dĂ©couper les morceaux? "Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumĂ©e, robuste coquette? Et toutes ces affectations apprises dans les livres, et cette infatigable mĂ©lancolie, faite pour inspirer au spectateur un tout autre sentiment que la pitiĂ©? En vĂ©ritĂ©, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai malheur. "A vous voir ainsi, ma belle dĂ©licate, les pieds dans la fange et les yeux tournĂ©s vaporeusement vers le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait l'idĂ©al. Si vous mĂ©prisez le soliveau ce que je suis maintenant, comme vous savez bien, gare la grue qui vous croquera, vous gobera et vous tuera Ă  son plaisir! "Tant poĂšte que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos prĂ©cieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou le vous jetterai par la fenĂȘtre, comme une bouteille vide."XII. Les Foules Il n'est pas donnĂ© Ă  chacun de prendre un bain de multitude jouir de la foule est un art; et celui-lĂ  seul peut faire, aux dĂ©pens du genre humain, une ribote de vitalitĂ©, Ă  qui une fĂ©e a insufflĂ© dans son berceau le goĂ»t du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. Multitude, solitude termes Ă©gaux et convertibles pour le poĂšte actif et fĂ©cond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus ĂȘtre seul dans une foule affairĂ©e. Le poĂšte jouit de cet incomparable privilĂšge, qu'il peut Ă  sa guise ĂȘtre lui- mĂȘme et autrui. Comme ces Ăąmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant; et si de certaines places paraissent lui ĂȘtres fermĂ©es, c'est qu'Ă  ses yeux elles ne valent pas la peine d'ĂȘtre visitĂ©es. Le promeneur solitaire et pensif tire une singuliĂšre ivresse de cette universelle communion. Celui-lĂ  qui Ă©pouse facilement la foule connaĂźt des jouissances fiĂ©vreuses, dont seront Ă©ternellement privĂ© l'Ă©goĂŻste, fermĂ© comme un coffre, et le paresseux, internĂ© comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misĂšres que la circonstance lui prĂ©sente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparĂ© Ă  cette ineffable orgie, Ă  cette sainte prostitution de l'Ăąme qui se donne tout entiĂšre, poĂ©sie et charitĂ©, Ă  l'imprĂ©vu qui se montre, Ă  l'inconnu qui passe. Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fĂ»t-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supĂ©rieurs au leur, plus vastes et plus raffinĂ©s. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prĂȘtres missionnaires exilĂ©s au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystĂ©rieuses ivresses; et, au sein de la vaste famille que leur gĂ©nie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitĂ©e et pour leur vie si Les Veuves Vauvenargues dit que dans les jardins publics il est des allĂ©es hantĂ©es principalement par l'ambition déçue, par les inventeurs malheureux, par les gloires avortĂ©es, par les coeurs brisĂ©s, par toutes ces Ăąmes tumultueuses et fermĂ©es, en qui grondent encore les derniers soupirs d'un orage, et qui reculent loin du regard insolent des joyeux et des oisifs. Ces retraites ombreuses sont les rendez-vous des Ă©clopĂ©s de la vie. C'est surtout vers ces lieux que le poĂšte et le philosophe aiment diriger leurs avides conjectures. Il y a lĂ  une pĂąture certaine. Car s'il est une place qu'ils dĂ©daignent de visiter, comme je l'insinuais tout Ă  l'heure, c'est surtout la joie des riches. Cette turbulence dans le vide n'a rien qui les attire. Au contraire, ils se sentent irrĂ©sistiblement entraĂźnĂ©s vers tout ce qui est faible, ruinĂ©, contristĂ©, orphelin. Un oeil expĂ©rimentĂ© ne s'y trompe jamais. Dans ces traits rigides ou abattus, dans ces yeux caves et ternes, ou brillants des derniers Ă©clairs de la lutte, dans ces rides profondes et nombreuses, dans ces dĂ©marches si lentes ou si saccadĂ©es, il dĂ©chiffre tout de suite les innombrables lĂ©gendes de l'amour trompĂ©, du dĂ©vouement mĂ©connu, des efforts non rĂ©compensĂ©s, de la faim et du froid humblement, silencieusement supportĂ©s. Avez-vous quelquefois aperçu des veuves sur ces bancs solitaires, des veuves pauvres? Qu'elles soient en deuil ou non, il est facile de les reconnaĂźtre. D'ailleurs il y a toujours dans le deuil du pauvre quelque chose qui manque, une absence d'harmonie qui le rend plus navrant. Il est contraint de lĂ©siner sur sa douleur. Le riche porte la sienne au grand complet. Quelle est la veuve la plus triste et la plus attristante, celle qui traĂźne Ă  sa main un bambin avec qui elle ne peut pas partager sa rĂȘverie, ou celle qui est tout Ă  fait seule? Je ne sais... Il m'est arrivĂ© une fois de suivre pendant de longues heures une vieille affligĂ©e de cette espĂšce; celle-lĂ  roide, droite, sous un petit chĂąle usĂ©, portait dans tout son ĂȘtre une fiertĂ© de stoĂŻcienne. Elle Ă©tait Ă©videmment condamnĂ©e, par une absolue solitude, Ă  des habitudes de vieux cĂ©libataire, et le caractĂšre masculin de ses moeurs ajoutait un piquant mystĂ©rieux Ă  leur austĂ©ritĂ©. Je ne sais dans quel misĂ©rable cafĂ© et de quelle façon elle dĂ©jeuna. Je la suivis au cabinet de lecture; et je l'Ă©piai longtemps pendant qu'elle cherchait dans les gazettes, avec des yeux actifs, jadis brĂ»lĂ©s par les larmes, des nouvelles d'un intĂ©rĂȘt puissant et personnel. Enfin, dans l'aprĂšs-midi, sous un ciel d'automne charmant, un de ces ciels d'oĂč descendent en foule les regrets et les souvenirs, elle s'assit Ă  l'Ă©cart dans un jardin, pour entendre, loin de la foule, un de ces concerts dont la musique des rĂ©giments gratifie le peuple parisien. C'Ă©tait sans doute lĂ  la petite dĂ©bauche de cette vieille innocente ou de cette vieille purifiĂ©e, la consolation bien gagnĂ©e d'une de ces lourdes journĂ©es sans ami, sans causerie, sans joie, sans confident, que Dieu laissait tomber sur elle, depuis bien des ans peut-ĂȘtre! trois cent soixante-cinq fois par an. Une autre encore Je ne puis jamais m'empĂȘcher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l'enceinte d'un concert public. L'orchestre jette Ă  travers la nuit des chants de fĂȘte, de triomphe ou de voluptĂ©. Les robes traĂźnent en miroitant; les regards se croisent; les oisifs, fatiguĂ©s de n'avoir rien fait, se dandinent, feignant de dĂ©guster indolemment la musique. Ici rien que de riche, d'heureux; rien qui ne respire et n'inspire l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre; rien, exceptĂ© l'aspect de cette tourbe qui s'appuie lĂ -bas sur la barriĂšre extĂ©rieure, attrapant gratis, au grĂ© du vent, un lambeau de musique, et regardant l'Ă©tincelante fournaise intĂ©rieure. C'est toujours chose intĂ©ressante que ce reflet de la joie du riche au fond de l'oeil du pauvre. Mais ce jour-lĂ , Ă  travers ce peuple vĂȘtu de blouses et d'indienne, j'aperçus un ĂȘtre dont la noblesse faisait un Ă©clatant contraste avec toute la trivialitĂ© environnante. C'Ă©tait une femme grande, majestueuse, et si noble dans tout son air, que je n'ai pas souvenir d'avoir vu sa pareille dans les collections des aristocratiques beautĂ©s du passĂ©. Un parfum de hautaine vertu Ă©manait de toute sa personne. Son visage, triste et amaigri, Ă©tait en parfaite accordance avec le grand deuil dont elle Ă©tait revĂȘtue. Elle aussi, comme la plĂšbe Ă  laquelle elle s'Ă©tait mĂȘlĂ©e et qu'elle ne voyait pas, elle regardait le monde lumineux avec un oeil profond, et elle Ă©coutait en hochant doucement la tĂȘte. SinguliĂšre vision!"A coup sĂ»r, me dis-je, cette pauvretĂ©-lĂ , si pauvretĂ© il y a, ne doit pas admettre l'Ă©conomie sordide; un si noble visage m'en rĂ©pond. Pourquoi donc reste-t-elle volontairement dans un milieu oĂč elle fait une tache si Ă©clatante?" Mais en passant curieusement auprĂšs d'elle, le crus en deviner la raison. La grande veuve tenait par la main un enfant comme elle vĂȘtu de noir; si modique que fĂ»t le prix d'entrĂ©e, ce prix suffisait peut-ĂȘtre pour payer un des besoins du petit ĂȘtre, mieux encore, une superfluitĂ©, un jouet. Et elle sera rentrĂ©e Ă  pied, mĂ©ditant et rĂȘvant, seule, toujours seule; car l'enfant est turbulent, Ă©goĂŻste, sans douceur et sans patience; et il ne peut mĂȘme pas, comme le pur animal, comme le chien et le chat, servir de confident aux douleurs Le Vieux Saltimbanque Partout s'Ă©talait, se rĂ©pandait, s'Ă©baudissait le peuple en vacances. C'Ă©tait une de ces solennitĂ©s sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les saltimbanques, les faiseurs de tours, les montreurs d'animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les mauvais temps de l'annĂ©e. En ces jours-lĂ  il me semble que le peuple oublie tout, la douceur et le travail; il devient pareil aux enfants. Pour les petits c'est un jour de congĂ©, c'est l'horreur de l'Ă©cole renvoyĂ©e Ă  vingt-quatre heures. Pour les grands c'est un armistice conclu avec les puissances malfaisantes de la vie, un rĂ©pit dans la CONTENTion et la lutte universelles. L'homme du monde lui-mĂȘme et l'homme occupĂ© de travaux spirituels Ă©chappent difficilement Ă  l'influence de ce jubilĂ© populaire. Ils absorbent, sans le vouloir, leur part de cette atmosphĂšre d'insouciance. Pour moi, je ne manque jamais, en vrai. Parisien, de passer la revue de toutes les baraques qui se pavanent Ă  ces Ă©poques solennelles. Elles se faisaient, en vĂ©ritĂ©, une concurrence formidable elles piaillaient, beuglaient, hurlaient. C'Ă©tait un mĂ©lange de cris, de dĂ©tonations de cuivre et d'explosions de fusĂ©es. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanĂ©s, racornis par le vent, la pluie et le soleil; ils lançaient, avec l'aplomb des comĂ©diens sĂ»rs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique solide et lourd comme celui de MoliĂšre. Les Hercules, fiers de l'Ă©normitĂ© de leurs membres, sans front et sans crĂąne, comme les orangs-outangs, se prĂ©lassaient majestueusement sous les maillots lavĂ©s la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fĂ©es ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d'Ă©tincelles. Tout n'Ă©tait que lumiĂšre, poussiĂšre, cris, joie, tumulte; les uns dĂ©pensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres Ă©galement joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mĂšres pour obtenir quelque bĂąton de sucre, ou montaient sur les Ă©paules de leurs pĂšres pour mieux voir un escamoteur Ă©blouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui Ă©tait comme l'encens de cette fĂȘte. Au bout, Ă  l'extrĂȘme bout de la rangĂ©e de baraques, comme si, honteux, il s'Ă©tait exilĂ© lui-mĂȘme de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voĂ»tĂ©, caduc, dĂ©crĂ©pit, une ruine d'homme, adossĂ© contre un des poteaux de sa cahute; une cahute plus misĂ©rable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, Ă©clairaient trop bien encore la dĂ©tresse. Partout la joie, le gain, la dĂ©bauche; partout la certitude du pain pour les lendemains; partout l'explosion frĂ©nĂ©tique de la vitalitĂ©. Ici la misĂšre absolue, la misĂšre affublĂ©e, pour comble d'horreur, de haillons comiques, oĂč la nĂ©cessitĂ©, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misĂ©rable! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n'implorait pas. Il Ă©tait muet et immobile. Il avait renoncĂ©, il avait abdiquĂ©. Sa destinĂ©e Ă©tait faite. Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumiĂšres, dont le flot mouvant s'arrĂȘtait Ă  quelques pas de sa rĂ©pulsive misĂšre! Je sentis ma gorge serrĂ©e par la main terrible de l'hystĂ©rie, et il me sembla que mes regards Ă©taient offusquĂ©s par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber. Que faire? A quoi bon demander Ă  l'infortunĂ© quelle curiositĂ©, quelle merveille il avait Ă  montrer dans ces tĂ©nĂšbres puantes, derriĂšre son rideau dĂ©chiquetĂ©? En vĂ©ritĂ©, je n'osais; et, dĂ»t la raison de ma timiditĂ© vous faire rire, j'avouerai que je craignais de l'humilier. Enfin, je venais de me rĂ©soudre Ă  dĂ©poser en passant quelque argent sur une de ses planches, espĂ©rant qu'il devinerait mon intention, quand un grand reflux de peuple, causĂ© par je ne sais quel trouble, m'entraĂźna loin de lui. Et, m'en retournant, obsĂ©dĂ© par cette vision, je cherchai Ă  analyser ma soudaine douleur, et je me dis Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survĂ©cu Ă  la gĂ©nĂ©ration dont il fut le brillant amuseur; du vieux poĂšte sans amis, sans famille, sans enfants, dĂ©gradĂ© par sa misĂšre et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer!XV. Le GĂąteau Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'Ă©tais placĂ© Ă©tait d'une grandeur et d'une noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l'atmosphĂšre; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'Ă©tais enveloppĂ©; le souvenir des choses terrestres n'arrivait Ă  mon coeur qu'affaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă  l'enthousiasmante beautĂ© dont j'Ă©tais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l'univers; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l'homme est nĂ© bon; - quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l'appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ  aux touristes pour le mĂȘler dans l'occasion avec de l'eau de neige. Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot gĂąteau! Je ne pus m'empĂȘcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je m'en repentisse dĂ©jĂ . Mais au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'oĂč, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur; Ă  son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă  Ă©trangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tĂȘte dans l'estomac. A quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă  chaque instant; mais, hĂ©las! il changeait aussi de volume; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils s'arrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il n'y avait plus, Ă  vrai dire, aucun sujet de bataille; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait mĂȘlĂ©. Ce spectacle m'avait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč s'Ă©baudissait mon Ăąme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu; j'en restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse"Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s'appelle du gĂąteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide!"XVI. L'Horloge Les Chinois voient l'heure dans l'oeil des chats. Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s'aperçut qu'il avait oubliĂ© sa montre, et demanda Ă  un petit garçon quelle heure il Ă©tait. Le gamin du cĂ©leste Empire hĂ©sita d'abord; puis, se ravisant, il rĂ©pondit"Je vais vous le dire." Peu d'instants aprĂšs, il reparut, tenant dans ses bras un PaulFort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hĂ©siter"Il n'est pas encore tout Ă  fait midi." Ce qui Ă©tait vrai. Pour moi, si je me penche vers la belle FĂ©line, la si bien nommĂ©e, qui est Ă  la fois l'honneur de son sexe, l'orgueil de mon coeur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumiĂšre ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement, toujours la mĂȘme, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divisions de minutes ni de secondes, - une heure immobile qui n'est pas marquĂ©e sur les horloges, et cependant lĂ©gĂšre comme un soupir, rapide comme un coup d'oeil. Et si quelque importun venait me dĂ©ranger pendant que mon regard repose sur ce dĂ©licieux cadran, si quelque GĂ©nie malhonnĂȘte et intolĂ©rant, quelque DĂ©mon du contretemps venait me dire"Que regardes-tu lĂ  avec tant de soin? Que cherches- tu dans les yeux de cet ĂȘtre? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainĂ©ant?" je rĂ©pondrais sans hĂ©siter"Oui, je vois l'heure; il est l'EternitĂ©!" N'est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment mĂ©ritoire, et aussi emphatique que vous-mĂȘme? En vĂ©ritĂ©, j'ai eu tant de plaisir Ă  broder cette prĂ©tentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en Un HĂ©misphĂšre dans une chevelure Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altĂ©rĂ© dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air. Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon Ăąme voyage sur le parfum comme l'Ăąme des autres hommes sur la musique. Tes cheveux contiennent tout un rĂȘve, plein de voilures et de mĂątures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, oĂč l'espace est plus bleu et plus profond, oĂč l'atmosphĂšre est parfumĂ©e par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine. Dans l'ocĂ©an de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mĂ©lancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes dĂ©coupant leurs architectures fines et compliquĂ©es sur un ciel immense oĂč se prĂ©lasse l'Ă©ternelle chaleur. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passĂ©es sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercĂ©es par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraĂźchissantes. Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mĂȘlĂ© Ă  l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetĂ©s de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinĂ©es du goudron, du musc et de l'huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux Ă©lastiques et rebelles, il me semble que je mange des L'Invitation au voyage Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rĂȘve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyĂ© dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donnĂ© carriĂšre, tant elle l'a patiemment et opiniĂątrement illustrĂ© de ses savantes et dĂ©licates vĂ©gĂ©tations. Un vrai pays de Cocagne, oĂč tout est beau, riche, tranquille, honnĂȘte; oĂč le luxe a plaisir Ă  se mirer dans l'ordre; oĂč la vie est grasse et douce Ă  respirer; d'oĂč le dĂ©sordre, la turbulence et l'imprĂ©vu sont exclus; oĂč le bonheur est mariĂ© au silence; oĂč la cuisine elle-mĂȘme est poĂ©tique, grasse et excitante Ă  la fois; oĂč tout vous ressemble, mon cher ange. Tu connais cette maladie fiĂ©vreuse qui s'empare de nous dans les froides misĂšres, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiositĂ©? Il est une contrĂ©e qui te ressemble, oĂč tout est beau, riche, tranquille et honnĂȘte, oĂč la fantaisie a bĂąti et dĂ©corĂ© une Chine occidentale, oĂč la vie est douce Ă  respirer, oĂč le bonheur est mariĂ© au silence. C'est lĂ  qu'il faut aller vivre, c'est lĂ  qu'il faut aller mourir! Oui, c'est lĂ  qu'il faut aller respirer, rĂȘver et allonger les heures par l'infini des sensations. Un musicien a Ă©crit l'Invitation Ă  la valse; quel est celui qui composera l'Invitation au voyage, qu'on puisse offrir Ă  la femme aimĂ©e, Ă  la soeur d'Ă©lection? Oui, c'est dans cette atmosphĂšre qu'il ferait bon vivre, - lĂ -bas, oĂč les heures plus lentes contiennent plus de pensĂ©es, oĂč les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennitĂ©. Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorĂ©s et d'une richesse sombre, vivent discrĂštement des peintures bĂ©ates, calmes et profondes, comme les Ăąmes des artistes qui les créÚrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle Ă  manger ou le salon, sont tamisĂ©s par de belles Ă©toffes ou par ces hautes fenĂȘtres ouvragĂ©es que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armĂ©s de serrures et de secrets comme des Ăąmes raffinĂ©es. Les miroirs, les mĂ©taux, les Ă©toffes, l'orfĂšvrerie et la faĂŻence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystĂ©rieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des Ă©toffes s'Ă©chappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'Ăąme de l'appartement. Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, oĂč tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfĂšvrerie, comme une bijouterie bariolĂ©e! Les trĂ©sors du monde y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mĂ©ritĂ© du monde entier. Pays singulier, supĂ©rieur aux autres, comme l'Art l'est Ă  la Nature, oĂč celle-ci est rĂ©formĂ©e par le rĂȘve, oĂč elle est corrigĂ©e, embellie, refondue. Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui rĂ©soudra leurs ambitieux problĂšmes! Moi, j'ai trouvĂ© ma tulipe noire et mon dahlia bleu! Fleur incomparable, tulipe retrouvĂ©e, allĂ©gorique dahlia, c'est lĂ , n'est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rĂȘveur, qu'il faudrait aller vivre et fleurir? Ne serais-tu pas encadrĂ©e dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parier comme les mystiques, dans ta propre correspondance? Des rĂȘves! toujours des rĂȘves! et plus l'Ăąme est ambitieuse et dĂ©licate, plus les rĂȘves l'Ă©loignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d'opium naturel, incessamment sĂ©crĂ©tĂ©e et renouvelĂ©e, et, de la naissance Ă  la mort, combien comptons-nous d'heures remplies par la jouissance positive, par l'action rĂ©ussie et dĂ©cidĂ©e? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble? Ces trĂ©sors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. C'est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces Ă©normes navires qu'ils charrient, tout chargĂ©s de richesses, et d'oĂč montent les chants monotones de la manoeuvre, ce sont mes pensĂ©es qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l'infini, tout en rĂ©flĂ©chissant les profondeurs du ciel dans la limpiditĂ© de ta belle Ăąme; - et quand, fatiguĂ©s par la houle et gorgĂ©s des produits de l'Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensĂ©es enrichies qui reviennent de l'Infini vers Le Joujou du Pauvre Je veux donner l'idĂ©e d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables! Quand vous sortirez le matin avec l'intention dĂ©cidĂ©e de flĂąner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions Ă  un sol, - telles que le polichinelle plat mĂ» par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, - et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir dĂ©mesurĂ©ment. D'abord ils n'oseront pas prendre; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme FONT les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donnĂ©, ayant appris Ă  se dĂ©fier de l'homme. Sur une route, derriĂšre la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli chĂąteau frappĂ© par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillĂ© de ces vĂȘtements de campagne si pleins de coquetterie. Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-lĂ  si jolis, qu'on les croirait faits d'une autre pĂąte que les enfants de la mĂ©diocritĂ© ou de la pauvretĂ©. A cĂŽtĂ© de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maĂźtre, verni, dorĂ©, vĂȘtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou prĂ©fĂ©rĂ©, et voici ce qu'il regardait De l'autre cĂŽtĂ© de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chĂ©tif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un oeil impartial dĂ©couvrirait la beautĂ©, si, comme l'oeil du connaisseur devine une peinture idĂ©ale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la rĂ©pugnante patine de la misĂšre. A travers ces barreaux symboliques sĂ©parant deux mondes, la grande route et le chĂąteau, l'enfant pauvre montrait Ă  l'enfant riche son propre joujou, que celui- ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boĂźte grillĂ©e, c'Ă©tait un rat vivant! Les parents, par Ă©conomie sans doute, avaient tirĂ© le joujou de la vie elle-mĂȘme. Et les deux enfants se riaient l'un Ă  l'autre fraternellement, avec des dents d'une Ă©gale Les Dons des fĂ©es C'Ă©tait grande assemblĂ©e des FĂ©es, pour procĂ©der Ă  la rĂ©partition des dons parmi tous les nouveau-nĂ©s, arrivĂ©s Ă  la vie depuis vingt-quatre heures. Toutes ces antiques et capricieuses Soeurs du Destin, toutes ces MĂšres bizarres de la joie et de la douleur, Ă©taient PaulFort diverses les unes avaient l'air sombre et rechignĂ©, les autres, un air folĂątre et malin; les unes, jeunes, qui avaient toujours Ă©tĂ© jeunes; les autres, vieilles, qui avaient toujours Ă©tĂ© vieilles. Tous les pĂšres qui ont foi dans les FĂ©es Ă©taient venus, chacun apportant son nouveau-nĂ© dans ses bras. Les Dons, les FacultĂ©s, les bons Hasards, les Circonstances invincibles, Ă©taient accumules Ă  cĂŽtĂ© du tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'Ă©taient pas la rĂ©compense d'un effort, mais tout au contraire une grĂące accordĂ©e Ă  celui qui n'avait pas encore vĂ©cu, une grĂące pouvant dĂ©terminer sa destinĂ©e et devenir aussi bien la source de son malheur que de son bonheur. Les pauvres FĂ©es Ă©taient trĂšs affairĂ©es; car la foule des solliciteurs Ă©tait grande, et le monde intermĂ©diaire, placĂ© entre l'homme et Dieu, est soumis comme nous Ă  la terrible loi du Temps et de son infinie postĂ©ritĂ©, les Jours, les Heures, les Minutes, les Secondes. En vĂ©ritĂ©, elles Ă©taient aussi ahuries que des ministres un jour d'audience, ou des employĂ©s du Mont-de-PiĂ©tĂ© quand une fĂȘte nationale autorise les dĂ©gagements gratuits. Je crois mĂȘme qu'elles regardaient de temps Ă  autre l'aiguille de l'horloge avec autant d'impatience que des juges humains qui, siĂ©geant depuis le matin, ne peuvent s'empĂȘcher de rĂȘver au dĂźner, Ă  la famille et Ă  leurs chĂšres pantoufles. Si, dans la justice surnaturelle, il y a un peu de prĂ©cipitation et de hasard, ne nous Ă©tonnons pas qu'il en soit de mĂȘme quelquefois dans la justice humaine. Nous serions nous-mĂȘmes, en ce cas, des juges injustes. Aussi furent commises ce jour-lĂ  quelques bourdes qu'on pourrait considĂ©rer comme bizarres, si la prudence, plutĂŽt que le caprice, Ă©tait le caractĂšre distinctif, Ă©ternel des FĂ©es. Ainsi la puissance d'attirer magnĂ©tiquement la fortune fut adjugĂ©e Ă  l'hĂ©ritier unique d'une famille trĂšs riche, qui, n'Ă©tant douĂ© d'aucun sens de charitĂ©, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard prodigieusement embarrassĂ© de ses millions. Ainsi furent donnĂ©s l'amour du Beau et la Puissance poĂ©tique au fils d'un sombre gueux, carrier de son Ă©tat, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facultĂ©s, ni soulager les besoins de sa dĂ©plorable progĂ©niture. J'ai oubliĂ© de vous dire que la distribution, en ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut ĂȘtre refusĂ©. Toutes les FĂ©es se levaient, croyant leur corvĂ©e accomplie; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse Ă  jeter Ă  tout ce fretin humain, quand un brave homme, un pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa robe de vapeurs multicolores la FĂ©e qui Ă©tait le plus Ă  sa portĂ©e, s'Ă©cria "Eh! madame! vous nous oubliez! Il y a encore mon petit! Je ne veux pas ĂȘtre venu pour rien." La FĂ©e pouvait ĂȘtre embarrassĂ©e; car il ne restait plus rien. Cependant elle se souvint Ă  temps d'une loi bien connue, quoique rarement appliquĂ©e, dans le monde surnaturel, habitĂ© par ces dĂ©itĂ©s impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter Ă  ses passions, telles que les FĂ©es, les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines, - je veux parler de la loi qui concĂšde aux FĂ©es, dans un cas semblable Ă  celui-ci, c'est-Ă -dire le cas d'Ă©puisement des lots, la facultĂ© d'en donner encore un, supplĂ©mentaire et exceptionnel, pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffisante pour le crĂ©er immĂ©diatement. Donc la bonne FĂ©e rĂ©pondit, avec un aplomb digne de son rang"Je donne Ă  ton fils... je lui donne... le Don de plaire!" "Mais plaire comment? plaire...? plaire pourquoi?" demanda opiniĂątrement le petit boutiquier, qui Ă©tait sans doute un de ces raisonneurs si communs, incapable de s'Ă©lever jusqu'Ă  la logique de l'Absurde. "Parce que! parce que!" rĂ©pliqua la FĂ©e courroucĂ©e, en lui tournant le dos; et rejoignant le cortĂšge de ses compagnes, elle leur disait"Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable?"XXI. Les Tentations ou Eros, Plutus et la Gloire Deux superbes Satans et une Diablesse, non moins extraordinaire, ont la nuit derniĂšre montĂ© l'escalier mystĂ©rieux par oĂč l'Enfer donne assaut Ă  la faiblesse de l'homme qui dort, et communique en secret avec lui. Et ils sont venus se poser glorieusement devant moi, debout comme sur une estrade. Une splendeur sulfureuse Ă©manait de ces trois personnages, qui se dĂ©tachaient ainsi du fond opaque de la nuit. Ils avaient l'air si fier et si plein de domination, que je les pris d'abord tous les trois pour de vrais Dieux. Le visage du premier Satan Ă©tait d'un sexe ambigu, et il y avait aussi, dans les lignes de son corps, la mollesse des anciens Bacchus. Ses beaux yeux languissants, d'une couleur tĂ©nĂ©breuse et indĂ©cise, ressemblaient Ă  des violettes chargĂ©es encore des lourds pleurs de l'orage, et ses lĂšvres entrouvertes Ă  des cassolettes chaudes, d'oĂč s'exhalait la bonne odeur d'une parfumerie; et Ă  chaque fois qu'il soupirait, des insectes musquĂ©s s'illuminaient, en voletant, aux ardeurs de son souffle. Autour de sa tunique de pourpre Ă©tait roulĂ©, en maniĂšre de ceinture, un serpent chatoyant qui, la tĂȘte relevĂ©e, tournait langoureusement vers lui ses yeux de braise. A cette ceinture vivante Ă©taient suspendus, alternant avec des fioles pleines de liqueurs sinistres, de brillants couteaux et des instruments de chirurgie. Dans sa main droite il tenait une autre fiole dont le contenu Ă©tait d'un rouge lumineux, et qui portait pour Ă©tiquette ces mots bizarres"Buvez, ceci est mon sang, un parfait cordial"; dans la gauche, un violon qui lui servait sans doute Ă  chanter ses plaisirs et ses douleurs, et Ă  rĂ©pandre la contagion de sa folie dans les nuits de sabbat. A ses chevilles dĂ©licates traĂźnaient quelques anneaux d'une chaĂźne d'or rompue, et quand la gĂȘne qui en rĂ©sultait le forçait Ă  baisser les yeux vers la terre, il contemplait vaniteusement les ongles de ses pieds, brillants et polis comme des pierres bien travaillĂ©es. Il me regarda avec ses yeux inconsolablement navrĂ©s, d'oĂč s'Ă©coulait une insidieuse ivresse, et il me dit d'une voix chantante"Si tu veux, si tu veux, je te ferai le seigneur des Ăąmes, et tu seras le maĂźtre de la matiĂšre vivante, plus encore que le sculpteur peut l'ĂȘtre de l'argile; et tu connaĂźtras le plaisir, sans cesse renaissant, de sortir de toi-mĂȘme pour t'oublier dans autrui, et d'attirer les autres Ăąmes jusqu'Ă  les confondre avec la tienne." Et je lui rĂ©pondis"Grand merci! je n'ai que faire de cette pacotille d'ĂȘtres qui, sans doute, ne valent pas mieux que mon pauvre moi. Bien que j'aie quelque honte Ă  me souvenir, je ne veux rien oublier; et quand mĂȘme je ne te connaĂźtrais pas, vieux monstre, ta mystĂ©rieuse coutellerie, tes fioles Ă©quivoques, les chaĂźnes dont tes pieds sont empĂȘtrĂ©s, sont des symboles qui expliquent assez clairement les inconvĂ©nients de ton amitiĂ©. Garde tes prĂ©sents." Le second Satan n'avait ni cet air Ă  la fois tragique et souriant, ni ces belles maniĂšres insinuantes, ni cette beautĂ© dĂ©licate et parfumĂ©e. C'Ă©tait un homme vaste, Ă  gros visage sans yeux, dont la lourde bedaine surplombait les cuisses, et dont toute la peau Ă©tait dorĂ©e et illustrĂ©e, comme d'un tatouage, d'une foule de petites figures mouvantes reprĂ©sentant les formes nombreuses de la misĂšre universelle. Il y avait de petits hommes efflanquĂ©s qui se suspendaient volontairement Ă  un clou; il y avait de petits gnomes difformes, maigres, dont les yeux suppliants rĂ©clamaient l'aumĂŽne mieux encore que leurs mains tremblantes; et puis de vieilles mĂšres portant des avortons accrochĂ©s Ă  leurs mamelles extĂ©nuĂ©es. Il y en avait encore bien d'autres. Le gros Satan tapait avec son poing sur son immense ventre, d'oĂč sortait alors un long et retentissant cliquetis de mĂ©tal, qui se terminait en un vague gĂ©missement fait de nombreuses voix humaines. Et il riait, en montrant impudemment ses dents gĂątĂ©es, d'un Ă©norme rire imbĂ©cile, comme certains hommes de tous les pays quand ils ont trop bien dĂźnĂ©. Et celui-lĂ  me dit"Je puis te donner ce qui obtient tout, ce qui vaut tout, ce qui remplace tout!" Et il tapa sur son ventre monstrueux, dont l'Ă©cho sonore fit le commentaire de sa grossiĂšre parole. Je me dĂ©tournai avec dĂ©goĂ»t, et je rĂ©pondis"Je n'ai besoin, pour ma jouissance, de la misĂšre de personne; et je ne veux pas d'une richesse attristĂ©e, comme un papier de tenture, de tous les malheurs reprĂ©sentĂ©s sur ta peau." Quant Ă  la Diablesse, je mentirais si je n'avouais pas qu'Ă  premiĂšre vue je lui trouvai un bizarre charme. Pour dĂ©finir ce charme, je ne saurais le comparer Ă  rien de mieux qu'Ă  celui des trĂšs belles femmes sur le retour, qui cependant ne vieillissent plus, et dont la beautĂ© garde la magie pĂ©nĂ©trante des ruines. Elle avait l'air Ă  la fois impĂ©rieux et dĂ©gingandĂ©, et ses yeux, quoique battus, contenaient une force fascinatrice. Ce qui me frappa le plus, ce fut le mystĂšre de sa voix, dans laquelle je retrouvais le souvenir des contralti les plus dĂ©licieux et aussi un peu de l'enrouement des gosiers incessamment lavĂ©s par l'eau-de-vie. "Veux-tu connaĂźtre ma puissance?" dit la fausse dĂ©esse avec sa voix charmante et paradoxale."Ecoute." Et elle emboucha alors une gigantesque trompette, enrubannĂ©e, comme un mirliton, des titres de tous les journaux de l'univers, et Ă  travers cette trompette elle cria mon nom, qui roula ainsi Ă  travers l'espace avec le bruit de cent mille tonnerres, et me revint rĂ©percutĂ© par l'Ă©cho de la plus lointaine planĂšte. "Diable!" fis-je, Ă  moitiĂ© subjuguĂ©,"voilĂ  qui est prĂ©cieux!" Mais en examinant plus attentivement la sĂ©duisante virago, il me sembla vaguement que je la reconnaissais pour l'avoir vue trinquant avec quelques drĂŽles de ma connaissance; et le son rauque du cuivre apporta Ă  mes oreilles je ne sais quel souvenir d'une trompette prostituĂ©e. Aussi je rĂ©pondis, avec tout mon dĂ©dain"Va-t'en! Je ne suis pas fait pour Ă©pouser la maĂźtresse de certains que je ne veux pas nommer." Certes, d'une si courageuse abnĂ©gation j'avais le droit d'ĂȘtre fier. Mais malheureusement je me rĂ©veillai, et toute ma force m'abandonna."En vĂ©ritĂ©, me dis-je, il fallait que je fusse bien lourdement assoupi pour montrer de tels scrupules. Ah! s'ils pouvaient revenir pendant que je suis Ă©veillĂ©, je ne ferais pas tant le dĂ©licat!" Et je les invoquai Ă  haute voix, les suppliant de me pardonner, leur offrant de me dĂ©shonorer aussi souvent qu'il le faudrait pour mĂ©riter leurs faveurs; mais je les avais sans doute fortement offensĂ©s, car ils ne sont jamais Le CrĂ©puscule du soir Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatiguĂ©s du labeur de la journĂ©e; et leurs pensĂ©es prennent maintenant les couleurs tendres et indĂ©cises du crĂ©puscule. Cependant du haut de la montagne arrive Ă  mon balcon, Ă  travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composĂ© d'une foule de cris discordants, que l'espace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marĂ©e qui monte ou d'une tempĂȘte qui s'Ă©veille. Quels sont les infortunĂ©s que le soir ne calme pas, et qui prennent, comme les hiboux, la venue de la nuit pour un signal de sabbat? Cette sinistre ululation nous arrive du noir hospice perchĂ© sur la montagne; et, le soir, en fumant et en contemplant le repos de l'immense vallĂ©e, hĂ©rissĂ©e de maisons dont chaque fenĂȘtre dit"C'est ici la paix maintenant; c'est ici la joie de la famille!" je puis, quand le vent souffle de lĂ -haut, bercer ma pensĂ©e Ă©tonnĂ©e Ă  cette imitation des harmonies de l'enfer. Le crĂ©puscule excite les fous. - Je me souviens que j'ai eu deux amis que le crĂ©puscule rendait tout malades. L'un mĂ©connaissait alors tous les rapports d'amitiĂ© et de politesse, et maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je l'ai vu jeter Ă  la tĂȘte d'un maĂźtre d'hĂŽtel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiĂ©roglyphe. Le soir, prĂ©curseur des voluptĂ©s profondes, lui gĂątait les choses les plus succulentes. L'autre, un ambitieux blessĂ©, devenait, Ă  mesure que le jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus taquin. Indulgent et sociable encore pendant la journĂ©e, il Ă©tait impitoyable le soir; et ce n'Ă©tait pas seulement sur autrui, mais aussi sur lui-mĂȘme, que s'exerçait rageusement sa manie crĂ©pusculeuse. Le premier est mort fou, incapable de reconnaĂźtre sa femme et son enfant; le second porte en lui l'inquiĂ©tude d'un malaise perpĂ©tuel, et fĂ»t-il gratifiĂ© de tous les honneurs que peuvent confĂ©rer les rĂ©publiques et les princes, je crois que le crĂ©puscule allumerait encore en lui la brĂ»lante envie de distinctions imaginaires. La nuit, qui mettait ses tĂ©nĂšbres dans leur esprit, fait la lumiĂšre dans le mien; et, bien qu'il ne soit pas rare de voir la mĂȘme cause engendrer deux effets contraires, j'en suis toujours comme intriguĂ© et alarmĂ©. O nuit! ĂŽ rafraĂźchissantes tĂ©nĂšbres! vous ĂȘtes pour moi le signal d'une fĂȘte intĂ©rieure, vous ĂȘtes la dĂ©livrance d'une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintillement des Ă©toiles, explosion des lanternes, vous ĂȘtes le feu d'artifice de la dĂ©esse LibertĂ©! CrĂ©puscule, comme vous ĂȘtes doux et tendre! Les lueurs roses qui traĂźnent encore Ă  l'horizon comme l'agonie du jour sous l'oppression victorieuse de sa nuit, les feux des candĂ©labres qui FONT des taches d'un rouge opaque sur les derniĂšres gloires du couchant, les lourdes draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de l'Orient, imitent tous les sentiments compliquĂ©s qui luttent dans le coeur de l'homme aux heures solennelles de la vie. On dirait encore une de ces robes Ă©tranges de danseuses, oĂč une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d'une jupe Ă©clatante, comme sous le noir prĂ©sent transperce le dĂ©licieux passĂ©; et les Ă©toiles vacillantes d'or et d'argent, dont elle est semĂ©e, reprĂ©sentent ces feux de la fantaisie qui ne s'allument bien que sous le deuil profond de la La Solitude Un gazetier philantHRope me dit que la solitude est mauvaise pour l'homme; et Ă  l'appui de sa thĂšse, il cite, comme tous les incrĂ©dules, des paroles des PĂšres de l'Eglise. Je sais que le DĂ©mon frĂ©quente volontiers les lieux arides, et que l'Esprit de meurtre et de lubricitĂ© s'enflamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fĂ»t dangereuse que pour l'Ăąme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimĂšres. Il est certain qu'un bavard, dont le suprĂȘme plaisir consiste Ă  parler du haut d'une chaire ou d'une tribune, risquerait PaulFort de devenir fou furieux dans l'Ăźle de Robinson. Je n'exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de CrusoĂ©, mais je demande qu'il ne dĂ©crĂšte pas d'accusation les amoureux de la solitude et du mystĂšre. Il y a dans nos races jacassiĂšres des individus qui accepteraient avec moins de rĂ©pugnance le supplice suprĂȘme, s'il leur Ă©tait permis de faire du haut de l'Ă©chafaud une copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne leur coupassent intempestivement la parole. Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptĂ©s Ă©gales Ă  celles que d'autres tirent du silence et du recueillement; mais je les mĂ©prise. Je dĂ©sire surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser Ă  ma guise."Vous n'Ă©prouvez donc jamais, - me dit-il, avec un ton de nez trĂšs apostolique, - le besoin de partager vos jouissances?" Voyez-vous le subtil envieux! Il sait que je dĂ©daigne les siennes, et il vient s'insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fĂȘte! "Ce grand malheur de ne pouvoir ĂȘtre seul!..." dit quelque part La BruyĂšre, comme pour faire honte Ă  tous ceux qui courent s'oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mĂȘmes. "Presque tous nos malheurs nous viennent de n'avoir pas su rester dans notre chambre", dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces affolĂ©s qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon Les Projets Il se disait, en se promenant dans un grand parc solitaire"Comme elle serait belle dans un costume de cour, compliquĂ© et fastueux, descendant, Ă  travers l'atmosphĂšre d'un beau soir, les degrĂ©s de marbre d'un palais, en face des grandes pelouses et des bassins! Car elle a naturellement l'air d'une princesse." En passant plus tard dans une rue, il s'arrĂȘta devant une boutique de gravures, et, trouvant dans un carton une estampe reprĂ©sentant un paysage tropical, il se dit"Non! ce n'est pas dans un palais que je voudrais possĂ©der sa chĂšre vie. Nous n'y serions pas chez nous. D'ailleurs ces murs criblĂ©s d'or ne laisseraient pas une place pour accrocher son image; dans ces solennelles galeries, il n'y a pas un coin pour l'intimitĂ©. DĂ©cidĂ©ment, c'est lĂ  qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rĂȘve de ma vie." Et, tout en analysant des yeux les dĂ©tails de la gravure, il continuait mentalement"Au bord de la mer, une belle case en bois, enveloppĂ©e de tous ces arbres bizarres et luisants dont j'ai oubliĂ© les noms..., dans l'atmosphĂšre, une odeur enivrante, indĂ©finissable..., dans la case un puissant parfum de rose et de musc..., plus loin, derriĂšre notre petit domaine, des bouts de mĂąts balancĂ©s par la houle..., autour de nous, au-delĂ  de la chambre Ă©clairĂ©e d'une lumiĂšre rose tamisĂ©e par les stores, dĂ©corĂ©e de nattes fraĂźches et de fleurs capiteuses, avec de rares siĂšges d'un rococo portugais, d'un bois lourd et tĂ©nĂ©breux oĂč elle reposerait si calme, si bien Ă©ventĂ©e, fumant le tabac lĂ©gĂšrement opiacĂ©!, au-delĂ  de la varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumiĂšre, et le jacassement des petites nĂ©gresses..., et, la nuit, pour servir d'accompagnement Ă  mes songes, le chant plaintif des arbres Ă  musique, des mĂ©lancoliques filaos! Oui, en vĂ©ritĂ©, c'est bien lĂ  le dĂ©cor que je cherchais. Qu'ai-je Ă  faire de palais?" Et plus loin, comme il suivait une grande avenue, il aperçut une auberge proprette, oĂč d'une fenĂȘtre Ă©gayĂ©e par des rideaux d'indienne bariolĂ©e se penchaient deux tĂȘtes rieuses. Et tout de suite"Il faut, - se dit-il, - que ma pensĂ©e soit une grande vagabonde pour aller chercher si loin ce qui est si prĂšs de moi. Le plaisir et le bonheur sont dans la premiĂšre auberge venue, dans l'auberge du hasard, si fĂ©conde en voluptĂ©s. Un grand feu, des faĂŻences voyantes, un souper passable, un vin rude, et un lit trĂšs large avec des draps un peu Ăąpres, mais frais; quoi de mieux?" Et en rentrant seul chez lui, Ă  cette heure oĂč les conseils de la Sagesse ne sont plus Ă©touffĂ©s par les bourdonnements de la vie extĂ©rieure, il se dit"J'ai eu aujourd'hui, en rĂȘve, trois domiciles oĂč j'ai trouvĂ© un Ă©gal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps Ă  changer de place, puisque mon Ăąme voyage si lestement? Et Ă  quoi bon exĂ©cuter des projets, puisque le projet est en lui-mĂȘme une jouissance suffisante?"XXV. La Belle DorothĂ©e Le soleil accable la ville de sa lumiĂšre droite et terrible; le sable est Ă©blouissant et la mer miroite. Le monde stupĂ©fiĂ© s'affaisse lĂąchement et fait la sieste, une sieste qui est une espĂšce de mort savoureuse oĂč le dormeur, Ă  demi Ă©veillĂ©, goĂ»te les voluptĂ©s de son anĂ©antissement. Cependant DorothĂ©e, forte et fiĂšre comme le soleil, s'avance dans la rue dĂ©serte, seule vivante Ă  cette heure sous l'immense azur, et faisant sur la lumiĂšre une tache Ă©clatante et noire. Elle s'avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d'un ton clair et rose, tranche vivement sur les tĂ©nĂšbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue. Son ombrelle rouge, tamisant la lumiĂšre, projette sur son visage sombre le fard sanglant de ses reflets. Le poids de son Ă©norme chevelure presque bleue tire en arriĂšre sa tĂȘte dĂ©licate et lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrĂštement Ă  ses mignonnes oreilles. De temps en temps la brise de mer soulĂšve par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe; et son pied, pareil aux pieds des dĂ©esses de marbre que l'Europe enferme dans ses musĂ©es, imprime fidĂšlement sa forme sur le sable fin. Car DorothĂ©e est si prodigieusement coquette, que le plaisir d'ĂȘtre admirĂ©e l'emporte chez elle sur l'orgueil de l'affranchie, et, bien qu'elle soit libre, elle marche sans souliers. Elle s'avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d'un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l'espace un miroir reflĂ©tant sa dĂ©marche et sa beautĂ©. A l'heure oĂč les chiens eux-mĂȘmes gĂ©missent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse DorothĂ©e, belle et froide comme le bronze? Pourquoi a-t-elle quittĂ© sa petite case si coquettement arrangĂ©e, dont les fleurs et les nattes FONT Ă  si peu de frais un parfait boudoir; oĂč elle prend tant de plaisir Ă  se peigner, Ă  fumer, Ă  se faire Ă©venter ou Ă  se regarder dans le miroir de ses grands Ă©ventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage Ă  cent pas de lĂ , fait Ă  ses rĂȘveries indĂ©cises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, oĂč cuit un ragoĂ»t de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants? Peut-ĂȘtre a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la cĂ©lĂšbre DorothĂ©e. Infailliblement elle le priera, la simple crĂ©ature, de lui dĂ©crire le bal de l'OpĂ©ra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, oĂč les vieilles Cafrines elles-mĂȘmes deviennent ivres et furieuses de joie; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu'elle. DorothĂ©e est admirĂ©e et choyĂ©e de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n'Ă©tait obligĂ©e d'entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite soeur qui a bien onze ans, et qui est dĂ©jĂ  mĂ»re, et si belle! Elle rĂ©ussira sans doute, la bonne DorothĂ©e; le maĂźtre de l'enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beautĂ© que celle des Ă©cus!XXVI. Les Yeux des pauvres Ah! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd'hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu'Ă  moi de vous l'expliquer; car vous ĂȘtes, je crois, le plus bel exemple d'impermĂ©abilitĂ© fĂ©minine qui se puisse rencontrer. Nous avions passĂ© ensemble une longue journĂ©e qui m'avait paru courte. Nous nous Ă©tions bien promis que toutes nos pensĂ©es nous seraient communes Ă  l'un et Ă  l'autre, et que nos deux Ăąmes dĂ©sormais n'en feraient plus qu'une; - un rĂȘve qui n'a rien d'original, aprĂšs tout, si ce n'est que, rĂȘvĂ© par tous les hommes, il n'a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par aucun. Le soir, un peu fatiguĂ©e, vous voulĂ»tes vous asseoir devant un cafĂ© neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant dĂ©jĂ  glorieusement ses splendeurs inachevĂ©es. Le cafĂ© Ă©tincelait. Le gaz lui- mĂȘme y dĂ©ployait toute l'ardeur d'un dĂ©but, et Ă©clairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes Ă©blouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traĂźnĂ©s par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perchĂ© sur leur poing, les nymphes et les dĂ©esses portant sur leur tĂȘte des fruits, des pĂątĂ©s et du gibier, les HĂ©bĂ©s et les GanymĂšdes prĂ©sentant Ă  bras tendu la petite amphore Ă  bavaroises ou l'obĂ©lisque bicolore des glaces panachĂ©es; toute l'histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie. Droit devant nous, sur la chaussĂ©e, Ă©tait plantĂ© un brave homme d'une quarantaine d'annĂ©es, au visage fatiguĂ©, Ă  la barbe grisonnante, tenant d'une main un petit garçon et portant sur l'autre bras un petit ĂȘtre trop faible pour marcher. Il remplissait l'office de bonne et faisait prendre Ă  ses enfants l'air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages Ă©taient extraordinairement sĂ©rieux, et ces six yeux contemplaient fixement le cafĂ© GermainNouveau avec une admiration Ă©gale, mais nuancĂ©e diversement par l'Ăąge. Les yeux du pĂšre disaient"Que c'est beau! que c'est beau! on dirait que tout l'or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs." - Les yeux du petit garçon"Que c'est beau! que c'est beau! mais c'est une maison oĂč peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous." - Quant aux yeux du plus petit, ils Ă©taient trop fascinĂ©s pour exprimer autre chose qu'une joie stupide et profonde. Les chansonniers disent que le plaisir rend l'Ăąme bonne et amollit le coeur. La chanson avait raison ce soir-lĂ , relativement Ă  moi. Non seulement j'Ă©tais attendri par cette famille d'yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vĂŽtres, cher amour, pour y lire ma pensĂ©e; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habitĂ©s par le Caprice et inspirĂ©s par la Lune, quand vous me dites"Ces gens-lĂ  me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochĂšres! Ne pourriez-vous pas prier le maĂźtre du cafĂ© de les Ă©loigner d'ici?" Tant il est difficile de s'entendre, mon cher ange, et tant la pensĂ©e est incommunicable, mĂȘme entre gens qui s'aiment!XXVII. Une mort hĂ©roĂŻque Fancioulle Ă©tait un admirable bouffon, et presque un des amis du Prince. Mais pour les personnes vouĂ©es par Ă©tat au comique, les choses sĂ©rieuses ont de fatales attractions, et, bien qu'il puisse paraĂźtre bizarre que les idĂ©es de patrie et de libertĂ© s'emparent despotiquement du cerveau d'un histrion, un jour Fancioulle entra dans une conspiration formĂ©e par quelques gentilshommes mĂ©CONTENTs. Il existe partout des hommes de bien pour dĂ©noncer au pouvoir ces individus d'humeur atrabilaire qui veulent dĂ©poser les princes et opĂ©rer, sans la consulter, le dĂ©mĂ©nagement d'une sociĂ©tĂ©. Les seigneurs en question furent arrĂȘtĂ©s, ainsi que Fancioulle, et vouĂ©s Ă  une mort certaine. Je croirais volontiers que le Prince fut presque fĂąchĂ© de trouver son comĂ©dien favori parmi les rebelles. Le Prince n'Ă©tait ni meilleur ni pire qu'un autre; mais une excessive sensibilitĂ© le rendait, en beaucoup de cas, plus cruel et plus despote que tous ses pareils. Amoureux passionnĂ© des beaux-arts, excellent connaisseur d'ailleurs, il Ă©tait vraiment insatiable de voluptĂ©s. Assez indiffĂ©rent relativement aux hommes et Ă  la morale, vĂ©ritable artiste lui-mĂȘme, il ne connaissait d'ennemi dangereux que l'Ennui, et les efforts bizarres qu'il faisait pour fuir ou pour vaincre ce tyran du monde lui auraient certainement attirĂ©, de la part d'un historien sĂ©vĂšre, l'Ă©pithĂšte de"monstre", s'il avait Ă©tĂ© permis, dans ses domaines, d'Ă©crire quoi que ce fĂ»t qui ne tendĂźt pas uniquement au plaisir ou Ă  l'Ă©tonnement, qui est une des formes les plus dĂ©licates du plaisir. Le grand malheur de ce Prince fut qu'il n'eut jamais un théùtre assez vaste pour son gĂ©nie. Il y a de jeunes NĂ©rons qui Ă©touffent dans des limites trop Ă©troites, et dont les siĂšcles Ă  venir ignoreront toujours le nom et la bonne volontĂ©. L'imprĂ©voyante Providence avait donnĂ© Ă  celui-ci des facultĂ©s plus grandes que ses Etats. Tout d'un coup le bruit courut que le souverain voulait faire grĂące Ă  tous les conjurĂ©s; et l'origine de ce bruit fut l'annonce d'un grand spectacle oĂč Fancioulle devait jouer l'un de ses principaux et de ses meilleurs rĂŽles, et auquel assisteraient mĂȘme, disait-on, les gentilshommes condamnĂ©s; signe Ă©vident, ajoutaient les esprits superficiels, des tendances gĂ©nĂ©reuses du Prince offensĂ©. De la part d'un homme aussi naturellement et volontairement excentrique, tout Ă©tait possible, mĂȘme la vertu, mĂȘme la clĂ©mence, surtout s'il avait pu espĂ©rer y trouver des plaisirs inattendus. Mais pour ceux qui, comme moi, avaient pu pĂ©nĂ©trer plus avant dans les profondeurs de cette Ăąme curieuse et malade, il Ă©tait infiniment plus probable que le Prince voulait juger de la valeur des talents scĂ©niques d'un homme condamnĂ© Ă  mort. Il voulait profiter de l'occasion pour faire une expĂ©rience physiologique d'un intĂ©rĂȘt capital, et vĂ©rifier jusqu'Ă  quel point les facultĂ©s habituelles d'un artiste pouvaient ĂȘtre altĂ©rĂ©es ou modifiĂ©es par la situation extraordinaire oĂč il se trouvait; au-delĂ , existait-il dans son Ăąme une intention plus ou moins arrĂȘtĂ©e de clĂ©mence? C'est un point qui n'a jamais pu ĂȘtre Ă©clairci. Enfin, le grand jour arrivĂ©, cette petite cour dĂ©ploya toutes ses pompes, et il serait difficile de concevoir, Ă  moins de l'avoir vu, tout ce que la classe privilĂ©giĂ©e d'un petit Etat, Ă  ressources restreintes, peut montrer de splendeurs pour une vraie solennitĂ©. Celle-lĂ  Ă©tait doublement vraie, d'abord par la magie du luxe Ă©talĂ©, ensuite par l'intĂ©rĂȘt moral et mystĂ©rieux qui y Ă©tait attachĂ©. Le sieur Fancioulle excellait surtout dans les rĂŽles muets ou peu chargĂ©s de paroles, qui sont souvent les principaux dans ces drames fĂ©eriques dont l'objet est de reprĂ©senter symboliquement le mystĂšre de la vie. Il entra en scĂšne lĂ©gĂšrement et avec une aisance parfaite, ce qui contribua Ă  fortifier, dans le noble public, l'idĂ©e de douceur et de pardon. Quand on dit d'un comĂ©dien"VoilĂ  un bon comĂ©dien", on se sert d'une formule qui implique que sous le personnage se laisse encore deviner le comĂ©dien, c'est- Ă -dire l'art, l'effort, la volontĂ©. Or, si un comĂ©dien arrivait Ă  ĂȘtre, relativement au personnage qu'il est chargĂ© d'exprimer, ce que les meilleures statues de l'AntiquitĂ©, miraculeusement animĂ©es, vivantes, marchantes, voyantes, seraient relativement Ă  l'idĂ©e gĂ©nĂ©rale et confuse de beautĂ©, ce serait lĂ , sans doute, un cas singulier et tout Ă  fait imprĂ©vu. Fancioulle fut, ce soir-lĂ , une parfaite idĂ©alisation, qu'il Ă©tait impossible de ne pas supposer vivante, possible, rĂ©elle. Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible aurĂ©ole autour de la tĂȘte, aurĂ©ole invisible pour tous, mais visible pour moi, et oĂč se mĂȘlaient, dans un Ă©trange amalgame, les rayons de l'Art et la gloire du Martyre. Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grĂące spĂ©ciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. Ma plume tremble, et des larmes d'une Ă©motion toujours prĂ©sente me montent aux yeux pendant que je cherche Ă  vous dĂ©crire cette inoubliable soirĂ©e. Fancioulle me prouvait, d'une maniĂšre pĂ©remptoire, irrĂ©futable, que l'ivresse de l'Art est plus apte que toute autre Ă  voiler les terreurs du gouffre; que le gĂ©nie peut jouer la comĂ©die au bord de la tombe avec une joie qui l'empĂȘche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idĂ©e de tombe et de destruction. Tout ce public, si blasĂ© et frivole qu'il pĂ»t ĂȘtre, subit bientĂŽt la toute- puissante domination de l'artiste. Personne ne rĂȘva plus de mort, de deuil, ni de supplices. Chacun s'abandonna, sans inquiĂ©tude, aux voluptĂ©s multipliĂ©es que donne la vue d'un chef-d'oeuvre d'art vivant. Les explosions de la joie et de l'admiration Ă©branlĂšrent Ă  plusieurs reprises les voĂ»tes de l'Ă©difice avec l'Ă©nergie d'un tonnerre continu. Le Prince lui-mĂȘme, enivrĂ©, mĂȘla ses applaudissements Ă  ceux de sa cour. Cependant, pour un oeil clairvoyant, son ivresse, Ă  lui, n'Ă©tait pas sans mĂ©lange. Se sentait-il vaincu dans son pouvoir de despote? humiliĂ© dans son art de terrifier les coeurs et d'engourdir les esprits? frustrĂ© de ses espĂ©rances et bafouĂ© dans ses prĂ©visions? De telles suppositions non exactement justifiĂ©es, mais non absolument injustifiables, traversĂšrent mon esprit pendant que je contemplais le visage du Prince, sur lequel une pĂąleur nouvelle s'ajoutait sans cesse Ă  sa pĂąleur habituelle, comme la neige s'ajoute Ă  la neige. Ses lĂšvres se resserraient de plus en plus, et ses yeux s'Ă©clairaient d'un feu intĂ©rieur semblable Ă  celui de la jalousie et de la rancune, mĂȘme pendant qu'il applaudissait ostensiblement les talents de son vieil ami, l'Ă©trange bouffon, qui bougonnait si bien la mort. A un certain moment, je vis Son Altesse se pencher vers un petit page, placĂ© derriĂšre elle, et lui parler Ă  l'oreille. La physionomie espiĂšgle du joli enfant s'illumina d'un sourire; et puis il quitta vivement la loge princiĂšre comme pour s'acquitter d'une commission urgente. Quelques minutes plus tard un coup de sifflet aigu, prolongĂ©, interrompit Fancioulle dans un de ses meilleurs moments, et dĂ©chira Ă  la fois les oreilles et les coeurs. Et de l'endroit de la salle d'oĂč avait jailli cette dĂ©sapprobation inattendue, un enfant se prĂ©cipitait dans un corridor avec des rires Ă©touffĂ©s. Fancioulle, secouĂ©, rĂ©veillĂ© dans son rĂȘve, ferma d'abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitĂŽt, dĂ©mesurĂ©ment agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arriĂšre, et puis tomba roide mort sur les planches. Le sifflet, rapide comme un glaive, avait-il rĂ©ellement frustrĂ© le bourreau? Le Prince avait-il lui-mĂȘme devinĂ© tout l'homicide efficacitĂ© de sa ruse? Il est permis d'en douter. Regretta-t-il son cher et inimitable Fancioulle? Il est doux et lĂ©gitime de le croire. Les gentilshommes coupables avaient joui pour la derniĂšre fois du spectacle de la comĂ©die. Dans la mĂȘme nuit ils furent effacĂ©s de la vie. Depuis lors, plusieurs mimes, justement apprĂ©ciĂ©s dans diffĂ©rents pays, sont venus jouer devant la cour de ***; mais aucun d'eux n'a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s'Ă©lever jusqu'Ă  la mĂȘme La Fausse Monnaie Comme nous nous Ă©loignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites piĂšces d'or; dans la droite, de petites piĂšces d'argent; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une piĂšce d'argent de deux francs qu'il avait particuliĂšrement examinĂ©e. "SinguliĂšre et minutieuse rĂ©partition!" me dis-je en moi-mĂȘme. Nous fĂźmes la rencontre d'un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. - Je ne connais rien de plus inquiĂ©tant que l'Ă©loquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent Ă  la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire, tant d'humilitĂ©, tant de reproches. Il y trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliquĂ©, dans les yeux larmoyants des chiens qu'on fouette. L'offrande de mon ami fut beaucoup plus considĂ©rable que la mienne, et je lui dis"Vous avez raison; aprĂšs le plaisir d'ĂȘtre Ă©tonnĂ©, il n'en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. - C'Ă©tait la piĂšce fausse", me rĂ©pondit- il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalitĂ©. Mais dans mon misĂ©rable cerveau, toujours occupĂ© Ă  chercher midi Ă  quatorze heures de quelle fatigante facultĂ© la nature m'a fait cadeau!, entra soudainement cette idĂ©e qu'une pareille conduite, de la part de mon ami, n'Ă©tait excusable que par le dĂ©sir de crĂ©er un Ă©vĂ©nement dans la vie de ce pauvre diable, peut-ĂȘtre mĂȘme de connaĂźtre les consĂ©quences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une piĂšce fausse dans la main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en piĂšces vraies? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-ĂȘtre le faire arrĂȘter comme faux-monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la piĂšce fausse serait peut-ĂȘtre, pour un pauvre petit spĂ©culateur, le germe d'une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prĂȘtant des ailes Ă  l'esprit de mon ami et tirant toutes les dĂ©ductions possibles de toutes les hypothĂšses possibles. Mais celui-ci rompit brusquement ma rĂȘverie en reprenant mes propres paroles "Oui, vous avez raison; il n'est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu'il n'espĂšre." Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus Ă©pouvantĂ© de voir que ses yeux brillaient d'une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu'il avait voulu faire Ă  la fois la charitĂ© et une bonne affaire; gagner quarante sols et le coeur de Dieu; emporter le paradis Ă©conomiquement; enfin attraper gratis un brevet d'homme charitable. Je lui aurais presque pardonnĂ© le dĂ©sir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout Ă  l'heure capable; j'aurais trouvĂ© curieux, singulier, qu'il s'amusĂąt Ă  compromettre les pauvres; mais je ne lui pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais excusable d'ĂȘtre mĂ©chant, mais il y a quelque mĂ©rite Ă  savoir qu'on l'est; et le plus irrĂ©parable des vices est de faire le mal par Le Joueur gĂ©nĂ©reux Hier, Ă  travers la foule du boulevard, je me sentis frĂŽlĂ© par un Etre mystĂ©rieux que j'avais toujours dĂ©sirĂ© connaĂźtre, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement Ă  moi, un dĂ©sir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d'oeil significatif auquel je me hĂątai d'obĂ©ir. Je le suivis attentivement, et bientĂŽt je descendis derriĂšre lui dans une demeure souterraine, Ă©blouissante, oĂč Ă©clatait un luxe dont aucune des habitations supĂ©rieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j'eusse pu passer si souvent Ă  cĂŽtĂ© de ce prestigieux repaire sans en deviner l'entrĂ©e. LĂ  rĂ©gnait une atmosphĂšre exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanĂ©ment toutes les fastidieuses horreurs de la vie; on y respirait une bĂ©atitude sombre, analogue Ă  celle que durent Ă©prouver les mangeurs de lotus quand, dĂ©barquant dans une Ăźle enchantĂ©e, Ă©clairĂ©e des lueurs d'une Ă©ternelle aprĂšs-midi, ils sentirent naĂźtre en eux, aux sons assoupissants des mĂ©lodieuses cascades, le dĂ©sir de ne jamais revoir leurs pĂ©nates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer. Il y avait lĂ  des visages Ă©tranges d'hommes et de femmes, marquĂ©s d'une beautĂ© fatale, qu'il me semblait avoir vus dĂ©jĂ  Ă  des Ă©poques et dans des pays dont il m'Ă©tait impossible de me souvenir exactement, et qui m'inspiraient plutĂŽt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naĂźt ordinairement Ă  l'aspect de l'inconnu. Si je voulais essayer de dĂ©finir d'une maniĂšre quelconque l'expression singuliĂšre de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d'yeux brillant plus Ă©nergiquement de l'horreur de l'ennui et du dĂ©sir immortel de se sentir vivre. Mon hĂŽte et moi, nous Ă©tions dĂ©jĂ , en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeĂąmes, nous bĂ»mes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, aprĂšs plusieurs heures, que je n'Ă©tais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupĂ© Ă  divers intervalles nos frĂ©quentes libations, et je dois dire que j'avais jouĂ© et perdu mon Ăąme, en partie liĂ©e, avec une insouciance et une lĂ©gĂšretĂ© hĂ©roĂŻques. L'Ăąme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gĂȘnante, que je n'Ă©prouvai, quant Ă  cette perte, qu'un peu moins d'Ă©motion que si j'avais Ă©garĂ©, dans une promenade, ma carte de visite. Nous fumĂąmes longuement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient Ă  l'Ăąme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivrĂ© de toutes ces dĂ©lices, j'osai, dans un accĂšs de familiaritĂ© qui ne parut pas lui dĂ©plaire, m'Ă©crier, en m'emparant d'une coupe pleine jusqu'au bord"A votre immortelle santĂ©, vieux Bouc!" Nous causĂąmes aussi de l'univers, de sa crĂ©ation et de sa future destruction; de la grande idĂ©e du siĂšcle, c'est-Ă -dire du progrĂšs et de la perfectibilitĂ©, et, en gĂ©nĂ©ral, de toutes les formes de l'infatuation humaine. Sur ce sujet-lĂ , Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries lĂ©gĂšres et irrĂ©futables, et elle s'exprimait avec une suavitĂ© de diction et une tranquillitĂ© dans la drĂŽlerie que je n'ai trouvĂ©es dans aucun des plus cĂ©lĂšbres causeurs de l'humanitĂ©. Elle m'expliqua l'absurditĂ© des diffĂ©rentes philosophies qui avaient jusqu'Ă  prĂ©sent pris possession du cerveau humain, et daigna mĂȘme me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bĂ©nĂ©fices et la propriĂ©tĂ© avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise rĂ©putation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m'assura qu'elle Ă©tait, elle-mĂȘme, la personne la plus intĂ©ressĂ©e Ă  la destruction de la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement Ă  son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'Ă©tait le jour oĂč elle avait entendu un prĂ©dicateur, plus subtil que ses confrĂšres, s'Ă©crier en chaire"Mes chers frĂšres, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrĂšs des lumiĂšres, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas!" Le souvenir de ce cĂ©lĂšbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des acadĂ©mies, et mon Ă©trange convive m'affirma qu'il ne dĂ©daignait pas, en beaucoup de cas, d'inspirer la plume, la parole et la conscience des pĂ©dagogues, et qu'il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, Ă  toutes les sĂ©ances acadĂ©miques. EncouragĂ© par tant de bontĂ©s, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s'il l'avait vu rĂ©cemment. Il me rĂ©pondit, avec une insouciance nuancĂ©e d'une certaine tristesse"Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innĂ©e ne saurait Ă©teindre tout Ă  fait le souvenir d'anciennes rancunes." Il est douteux que Son Altesse ait jamais donnĂ© une si longue audience Ă  un simple mortel, et je craignais d'abuser. Enfin, comme l'aube frissonnante blanchissait les vitres, ce cĂ©lĂšbre personnage, chantĂ© par tant de poĂštes et servi par tant de philosophes qui travaillent Ă  sa gloire sans le savoir, me dit"Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d'une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrĂ©mĂ©diable que vous avez faite de votre Ăąme, je vous donne l'enjeu que vous auriez gagnĂ© si le sort avait Ă©tĂ© pour vous, c'est-Ă -dire la possibilitĂ© de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l'Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misĂ©rables progrĂšs. Jamais un dĂ©sir ne sera formĂ© par vous, que je ne vous aide Ă  le rĂ©aliser; vous rĂ©gnerez sur vos vulgaires semblables; vous serez fourni de flatteries et mĂȘme d'adorations; l'argent, l'or, les diamants, les palais fĂ©eriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner; vous changerez de patrie et de contrĂ©e aussi souvent que votre fantaisie vous l'ordonnera; vous vous soĂ»lerez de voluptĂ©s, sans lassitude, dans des pays charmants oĂč il fait toujours chaud et oĂč les femmes sentent aussi bon que les fleurs, - et caetera, et caetera...", ajouta-t-il en se levant et en me congĂ©diant avec un bon sourire. Si ce n'eĂ»t Ă©tĂ© la crainte de m'humilier devant une aussi grande assemblĂ©e, je serais volontiers tombĂ© aux pieds de ce joueur gĂ©nĂ©reux, pour le remercier de son inouĂŻe munificence. Mais peu Ă  peu, aprĂšs que je l'eus quittĂ©, l'incurable dĂ©fiance rentra dans mon sein; je n'osais plus croire Ă  un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma priĂšre par un reste d'habitude imbĂ©cile, je rĂ©pĂ©tais dans un demi-sommeil"Mon Dieu! Seigneur, mon Dieu! faites que le diable me tienne sa parole!"XXX. La Corde A Edouard Manet. "Les illusions, - me disait mon ami, - sont aussi innombrables peut-ĂȘtre que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l'illusion disparaĂźt, c'est-Ă -dire quand nous voyons l'ĂȘtre ou le fait tel qu'il existe en dehors de nous, nous Ă©prouvons un bizarre sentiment, compliquĂ© moitiĂ© de regret pour le fantĂŽme disparu, moitiĂ© de surprise agrĂ©able devant la nouveautĂ©, devant le fait rĂ©el. S'il existe un phĂ©nomĂšne Ă©vident, trivial, toujours semblable, et d'une nature Ă  laquelle il soit impossible de se tromper, c'est l'amour maternel. Il est aussi difficile de supposer une mĂšre sans amour maternel qu'une lumiĂšre sans chaleur; n'est-il donc pas parfaitement lĂ©gitime d'attribuer Ă  l'amour maternel toutes les actions et les paroles d'une mĂšre, relatives Ă  son enfant? Et cependant Ă©coutez cette petite histoire, oĂč j'ai Ă©tĂ© singuliĂšrement mystifiĂ© par l'illusion la plus naturelle. "Ma profession de peintre me pousse Ă  regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s'offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de cette facultĂ© qui rend Ă  nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres hommes. Dans le quartier reculĂ© que j'habite, et oĂč de vastes espaces gazonnĂ©s sĂ©parent encore les bĂątiments, j'observai souvent un enfant dont la physionomie ardente et espiĂšgle, plus que toutes les autres, me sĂ©duisit tout d'abord. Il a posĂ© plus d'une fois pour moi, et je l'ai transformĂ© tantĂŽt en petit bohĂ©mien tantĂŽt en ange, tantĂŽt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d'Epines et les Clous de la Passion, et la Torche d'Eros. Je pris enfin Ă  toute la drĂŽlerie de ce gamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloir bien me le cĂ©der, promettant de bien l'habiller, de lui donner quelque argent et de ne pas lui imposer d'autre peine que de nettoyer mes pinceaux et de faire mes commissions. Cet enfant, dĂ©barbouillĂ©, devint charmant, et la vie qu'il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement Ă  celle qu'il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m'Ă©tonna quelquefois par des crises singuliĂšres de tristesse prĂ©coce, et qu'il manifesta bientĂŽt un goĂ»t immodĂ©rĂ© pour le sucre et les liqueurs; si bien qu'un jour oĂč je constatai que, malgrĂ© mes nombreux avertissements, il avait encore commis un GermainNouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer Ă  ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi. "Quels ne furent pas mon horreur et mon Ă©tonnement quand, rentrant Ă  la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l'espiĂšgle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire! Ses pieds touchaient presque le plancher; une chaise, qu'il avait sans doute repoussĂ©e du pied, Ă©tait renversĂ©e Ă  cĂŽtĂ© de lui; sa tĂȘte Ă©tait penchĂ©e convulsivement sur une Ă©paule; son visage, boursouflĂ©, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixitĂ© effrayante, me causĂšrent d'abord l'illusion de la vie. Le dĂ©pendre n'Ă©tait pas une besogne aussi facile que vous le pouvez croire. Il Ă©tait dĂ©jĂ  PaulFort roide, et j'avais une rĂ©pugnance inexplicable Ă  le faire brusquement tomber sur le sol. Il fallait le soutenir tout entier avec un bras, et, avec la main de l'autre bras, couper la corde. Mais cela fait, tout n'Ă©tait pas fini; le petit monstre s'Ă©tait servi d'une ficelle PaulFort mince qui Ă©tait entrĂ©e profondĂ©ment dans les chairs, et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deux bourrelets de l'enflure, pour lui dĂ©gager le cou. "J'ai nĂ©gligĂ© de vous dire que j'avais vivement appelĂ© au secours; mais tous mes voisins avaient refusĂ© de me venir en aide, fidĂšles en cela aux habitudes de l'homme civilisĂ©, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mĂȘler des affaires d'un pendu. Enfin vint un mĂ©decin qui dĂ©clara que l'enfant Ă©tait mort depuis plusieurs heures. Quand, plus tard, nous eĂ»mes Ă  le dĂ©shabiller pour l'ensevelissement, la rigiditĂ© cadavĂ©rique Ă©tait telle, que, dĂ©sespĂ©rant de flĂ©chir les membres, nous dĂ»mes lacĂ©rer et couper les vĂȘtements pour les lui enlever. "Le commissaire, Ă  qui, naturellement, je dus dĂ©clarer l'accident, me regarda de travers, et me dit" VoilĂ  qui est louche!" mĂ» sans doute par un dĂ©sir invĂ©tĂ©rĂ© et une habitude d'Ă©tat de faire peur, Ă  tout hasard, aux innocents comme aux coupables. "Restait une tĂąche suprĂȘme Ă  accomplir, dont la seule pensĂ©e me causait une angoisse terrible il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m'y conduire. Enfin j'eus ce courage. Mais, Ă  mon grand Ă©tonnement, la mĂšre fut impassible, pas une larme ne suinta du coin de son oeil. J'attribuai cette Ă©trangetĂ© Ă  l'horreur mĂȘme qu'elle devait Ă©prouver, et je me souvins de la sentence connue"Les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes." Quant au pĂšre, il se CONTENTa de dire d'un air moitiĂ© abruti, moitiĂ© rĂȘveur "AprĂšs tout, cela vaut peut-ĂȘtre mieux ainsi; il aurait toujours mal fini!" "Cependant le corps Ă©tait Ă©tendu sur mon divan, et, assistĂ© d'une servante, je m'occupais des derniers prĂ©paratifs, quand la mĂšre entra dans mon atelier. Elle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vĂ©ritĂ©, l'empĂȘcher de s'enivrer de son malheur et lui refuser cette suprĂȘme et sombre consolation. Ensuite elle me pria de lui montrer l'endroit oĂč son petit s'Ă©tait pendu."Oh! non! madame, - lui rĂ©pondis-je, - cela vous ferait mal." Et comme involontairement mes yeux se tournaient vers la funĂšbre armoire, je m'aperçus, avec un dĂ©goĂ»t mĂȘlĂ© d'horreur et de colĂšre, que le clou Ă©tait restĂ© fichĂ© dans la paroi, avec un long bout de corde qui traĂźnait encore. Je m'Ă©lançai vivement pour arracher ces derniers vestiges du malheur, et comme J'allais les lancer au- dehors par la fenĂȘtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras et me dit d'une voix irrĂ©sistible"Oh! monsieur! laissez-moi cela! je vous en prie! je vous en supplie!" Son dĂ©sespoir l'avait, sans doute, me parut-il, tellement affolĂ©e, qu'elle s'Ă©prenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d'instrument Ă  la mort de son fils, et le voulait garder comme une horrible et chĂšre relique. - Et elle s'empara du clou et de la ficelle. "Enfin! enfin! tout Ă©tait accompli. Il ne me restait plus qu'Ă  me remettre au travail, plus vivement encore que d'habitude, pour chasser peu Ă  peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantĂŽme me fatiguait de ses grands yeux fixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres les unes, des locataires de ma maison, quelques autres des maisons voisines; l'une, du premier Ă©tage; l'autre, du second; l'autre, du troisiĂšme, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, comme cherchant Ă  dĂ©guiser sous un apparent badinage la sincĂ©ritĂ© de la demande; les autres, lourdement effrontĂ©es et sans orthographe, mais toutes tendant au mĂȘme but, c'est-Ă -dire Ă  obtenir de moi un morceau de la funeste et bĂ©atifique corde. Parmi les signataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d'hommes; mais tous, croyez-le bien, n'appartenaient pas Ă  la classe infime et vulgaire. J'ai gardĂ© ces lettres. "Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mĂšre tenait tant Ă  m'arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler."XXXI. Les Vocations Dans un beau jardin oĂč les rayons d'un soleil automnal semblaient s'attarder Ă  plaisir, sous un ciel dĂ©jĂ  verdĂątre oĂč des nuages d'or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux. L'un disait"Hier on m'a menĂ© au théùtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sĂ©rieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillĂ©s que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se dĂ©solent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncĂ© dans leur ceinture. Ah! c'est bien beau! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir Ă  la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammĂ©es elles aient l'air terrible, on ne peut pas s'empĂȘcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l'on est CONTENT... Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d'ĂȘtre habillĂ© de mĂȘme, de dire et de faire les mĂȘmes choses, et de parler avec la mĂȘme voix..." L'un des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n'Ă©coutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixitĂ© Ă©tonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout Ă  coup -"Regardez, regardez lĂ -bas...! Le voyez-vous? Il est assis sur ce petit nuage isolĂ©, ce petit nuage couleur de feu, qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu'il nous regarde." "Mais qui donc?" demandĂšrent les autres. "Dieu!" rĂ©pondit-il avec un accent parfait de conviction."Ah! il est dĂ©jĂ  bien loin; tout Ă  l'heure vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derriĂšre cette rangĂ©e d'arbres qui est presque Ă  l'horizon... et maintenant il descend derriĂšre le clocher... Ah! on ne le voit plus!" Et l'enfant resta longtemps tournĂ© du mĂȘme cĂŽtĂ©, fixant sur la ligne qui sĂ©pare la terre du ciel des yeux oĂč brillait une inexprimable expression d'extase et de regret. "Est-il bĂȘte, celui-lĂ , avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir!" dit alors le troisiĂšme, dont toute la petite personne Ă©tait marquĂ©e d'une vivacitĂ© et d'une vitalitĂ© singuliĂšres."Moi, je vais vous raconter comment il m'est arrivĂ© quelque chose qui ne vous est jamais arrivĂ©, et qui est un peu plus intĂ©ressant que votre théùtre et vos nuages. - Il y a quelques jours, mes parents m'ont emmenĂ© en voyage avec eux, et, comme dans l'auberge oĂč nous nous sommes arrĂȘtĂ©s, il n'y avait pas assez de lits pour nous tous, il a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que je dormirais dans le mĂȘme lit que ma bonne." - Il attira ses camarades plus prĂšs de lui, et parla d'une voix plus basse. -"Ça fait un singulier effet, allez, de n'ĂȘtre pas couchĂ© seul et d'ĂȘtre dans un lit avec sa bonne, dans les tĂ©nĂšbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusĂ©, pendant qu'elle dormait, Ă  passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses Ă©paules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu'on dirait du papier Ă  lettre ou du papier de soie. J'y avais tant de plaisir que j'aurais longtemps continuĂ©, si je n'avais pas eu peur, peur de la rĂ©veiller d'abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j'ai fourrĂ© ma tĂȘte dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, Ă©pais comme une criniĂšre, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, Ă  cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d'en faire autant que moi, et vous verrez!" Le jeune auteur de cette prodigieuse rĂ©vĂ©lation avait, en faisant son rĂ©cit, les yeux Ă©carquillĂ©s par une sorte de stupĂ©faction de ce qu'il Ă©prouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant Ă  travers les boucles rousses de sa chevelure Ă©bouriffĂ©e, y allumaient comme une aurĂ©ole sulfureuse de passion. Il Ă©tait facile de deviner que celui-lĂ  ne perdrait pas sa vie Ă  chercher la DivinitĂ© dans les nuĂ©es, et qu'il la trouverait frĂ©quemment ailleurs. Enfin le quatriĂšme dit"Vous savez que je ne m'amuse guĂšre Ă  la maison; on ne me mĂšne jamais au spectacle; mon tuteur est trop avare; Dieu ne s'occupe pas de moi et de mon ennui, et je n'ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m'a souvent semblĂ© que mon plaisir serait d'aller toujours droit devant moi, sans savoir oĂč, sans que personne s'en inquiĂšte, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que lĂ  oĂč je suis. Eh bien! j'ai vu, Ă  la derniĂšre foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n'y avez pas fait attention, vous autres. Ils Ă©taient grands, presque noirs et trĂšs fiers, quoique en guenilles, avec l'air de n'avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout Ă  fait brillants pendant qu'ils faisaient de la musique; une musique si surprenante qu'elle donne envie tantĂŽt de danser, tantĂŽt de pleurer, ou de faire les deux Ă  la fois, et qu'on deviendrait comme fou si on les Ă©coutait trop longtemps. L'un, en traĂźnant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l'autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes d'un petit piano suspendu Ă  son cou par une courroie, avait l'air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisiĂšme choquait, de temps Ă  autre, ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils Ă©taient si CONTENTs d'eux-mĂȘmes, qu'ils ont continuĂ© Ă  jouer leur musique de sauvages, mĂȘme aprĂšs que la foule s'est dispersĂ©e. Enfin ils ont ramassĂ© leurs sous, ont chargĂ© leur bagage sur leur dos, et sont partis. Moi, voulant savoir oĂč ils demeuraient, je les ai suivis de loin, jusqu'au bord de la forĂȘt, oĂč j'ai compris seulement alors qu'ils ne demeuraient nulle part. "Alors l'un a dit"Faut-il dĂ©ployer la tente? "- Ma foi! non! a rĂ©pondu l'autre, il fait une si belle nuit!" "Le troisiĂšme disait en comptant la recette"Ces gens-lĂ  ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, oĂč nous trouverons un peuple plus aimable. "- Nous ferions peut-ĂȘtre mieux d'aller vers l'Espagne, car voici la saison qui s'avance; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre gosier", a dit un des deux autres. "J'ai tout retenu, comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d'eau- de-vie et se sont endormis, le front tournĂ© vers les Ă©toiles. J'avais eu d'abord envie de les prier de m'emmener avec eux et de m'apprendre Ă  jouer de leurs instruments; mais je n'ai pas osĂ©, sans doute parce qu'il est toujours trĂšs difficile de se dĂ©cider Ă  n'importe quoi, et aussi parce que j'avais peur d'ĂȘtre rattrapĂ© avant d'ĂȘtre hors de France." L'air peu intĂ©ressĂ© des trois autres camarades me donna Ă  penser que ce petit Ă©tait dĂ©jĂ  un incompris. Je le regardais attentivement; il y avait dans son oeil et dans son front ce je ne sais quoi de prĂ©cocement fatal qui Ă©loigne gĂ©nĂ©ralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j'eus un instant l'idĂ©e bizarre que je pouvais avoir un frĂšre Ă  moi- mĂȘme inconnu. Le soleil s'Ă©tait couchĂ©. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se sĂ©parĂšrent, chacun allant, Ă  son insu, selon les circonstances et les hasards, mĂ»rir sa destinĂ©e, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le Le Thyrse A Franz Liszt. Qu'est-ce qu'un thyrse? Selon le sens moral et poĂ©tique, c'est un emblĂšme sacerdotal dans la main des prĂȘtres ou des prĂȘtresses cĂ©lĂ©brant la divinitĂ© dont ils sont les interprĂštes et les serviteurs. Mais physiquement ce n'est qu'un bĂąton, un pur bĂąton, perche Ă  houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bĂąton, dans des mĂ©andres capricieux, se jouent et folĂątrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-lĂ  penchĂ©es comme des cloches ou des coupes renversĂ©es. Et une gloire Ă©tonnante jaillit de cette complexitĂ© de lignes et de couleurs, tendres ou Ă©clatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale FONT leur cour Ă  la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles dĂ©licates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exĂ©cutent un mystique fandango autour du bĂąton hiĂ©ratique? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera dĂ©cider si les fleurs et les pampres ont Ă©tĂ© faits pour le bĂąton, ou si le bĂąton n'est que le prĂ©texte pour montrer la beautĂ© des pampres et des fleurs? Le thyrse est la reprĂ©sentation de votre Ă©tonnante dualitĂ©, maĂźtre puissant et vĂ©nĂ©rĂ©, cher Bacchant de la BeautĂ© mystĂ©rieuse et passionnĂ©e. Jamais nymphe exaspĂ©rĂ©e par l'invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les tĂȘtes de ses compagnes affolĂ©es avec autant d'Ă©nergie et de caprice que vous agitez votre gĂ©nie sur les coeurs de vos frĂšres. - Le bĂąton, c'est votre volontĂ©, droite, ferme et inĂ©branlable; les fleurs, c'est la promenade de votre fantaisie autour de votre volontĂ©; c'est l'Ă©lĂ©ment fĂ©minin exĂ©cutant autour du mĂąle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volontĂ©, sinuositĂ© du verbe, unitĂ© du but, variĂ©tĂ© des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du gĂ©nie, quel analyste aura le dĂ©testable courage de vous diviser et de vous sĂ©parer? Cher Liszt, Ă  travers les brumes, par-delĂ  les fleuves, par-dessus les villes oĂč les pianos chantent votre gloire, oĂč l'imprimerie traduit votre sagesse, en quelque lieu que vous soyez, dans les splendeurs de la ville Ă©ternelle ou dans les brumes des pays rĂȘveurs que console Cambrinus, improvisant des chants de dĂ©lectation ou d'ineffable douleur, ou confiant au papier vos mĂ©ditations abstruses, chantre de la VoluptĂ© et de l'Angoisse Ă©ternelles, philosophe, poĂšte et artiste, je vous salue en l'immortalitĂ©!XXXIII. Enivrez-vous Il faut ĂȘtre toujours ivre. Tout est lĂ  c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos Ă©paules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trĂȘve. Mais de quoi? De vin, de poĂ©sie ou de vertu, Ă  votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossĂ©, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous rĂ©veillez, l'ivresse dĂ©jĂ  diminuĂ©e ou disparue, demandez au vent, Ă  la vague, Ă  l'Ă©toile, Ă  l'oiseau, Ă  l'horloge, Ă  tout ce qui fuit, Ă  tout ce qui gĂ©mit, Ă  tout ce qui roule, Ă  tout ce qui chante, Ă  tout ce qui parle, demandez quelle heure il est et le vent, la vague, l'Ă©toile, l'oiseau, l'horloge, vous rĂ©pondront"Il est l'heure de s'enivrer! Pour n'ĂȘtre pas les esclaves martyrisĂ©s du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poĂ©sie ou de vertu, Ă  votre guise."XXXIV. DĂ©jĂ ! Cent fois dĂ©jĂ  le soleil avait jailli, radieux ou attristĂ©, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu'Ă  peine apercevoir; cent fois il s'Ă©tait replongĂ©, Ă©tincelant ou morose, dans son immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l'autre cĂŽtĂ© du firmament et dĂ©chiffrer l'alphabet cĂ©leste des antipodes. Et chacun des passagers gĂ©missait et grognait. On eĂ»t dit que l'approche de la terre exaspĂ©rait leur souffrance. "Quand donc", disaient-ils,"cesserons-nous de dormir un sommeil secouĂ© par la lame, troublĂ© par un vent qui ronfle plus haut que nous? Quand pourrons-nous manger de la viande qui ne soit pas salĂ©e comme l'Ă©lĂ©ment infĂąme qui nous porte? Quand pourrons-nous digĂ©rer dans un fauteuil immobile?" Il y en avait qui pensaient Ă  leur foyer, qui regrettaient leurs femmes infidĂšles et maussades, et leur progĂ©niture criarde. Tous Ă©taient si affolĂ©s par l'image de la terre absente, qu'ils auraient, je crois, mangĂ© de l'herbe avec plus d'enthousiasme que les bĂȘtes. Enfin un rivage fut signalĂ©; et nous vĂźmes, en approchant, que c'Ă©tait une terre magnifique, Ă©blouissante. Il semblait que les musiques de la vie s'en dĂ©tachaient en un vague murmure, et que de ces cĂŽtes, riches en verdures de toute sorte, s'exhalait, jusqu'Ă  plusieurs lieues, une dĂ©licieuse odeur de fleurs et de fruits. AussitĂŽt chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mauvaise humeur. Toutes les querelles furent oubliĂ©es, tous les torts rĂ©ciproques pardonnĂ©s; les duels convenus furent rayĂ©s de la mĂ©moire, et les rancunes s'envolĂšrent comme des fumĂ©es. Moi seul j'Ă©tais triste, inconcevablement triste. Semblable Ă  un prĂȘtre Ă  qui on arracherait sa divinitĂ©, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me dĂ©tacher de cette mer si monstrueusement sĂ©duisante, de cette mer si infiniment variĂ©e dans son effrayante simplicitĂ©, et qui semble contenir en elle et reprĂ©senter par ses jeux, ses allures, ses colĂšres et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les Ăąmes qui ont vĂ©cu, qui vivent et qui vivront! En disant adieu Ă  cette incomparable beautĂ©, je me sentais abattu jusqu'Ă  la mort; et c'est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit"Enfin!" je ne pus crier que"DĂ©jĂ !" Cependant c'Ă©tait la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commoditĂ©s, ses fĂȘtes; c'Ă©tait une terre riche et magnifique, pleine de promesses, qui nous envoyait un mystĂ©rieux parfum de rose et de musc, et d'oĂč les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux Les FenĂȘtres Celui qui regarde du dehors Ă  travers une fenĂȘtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenĂȘtre fermĂ©e. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystĂ©rieux, plus fĂ©cond, plus tĂ©nĂ©breux, plus Ă©blouissant qu'une fenĂȘtre Ă©clairĂ©e d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intĂ©ressant que ce qui se passe derriĂšre une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rĂȘve la vie, souffre la vie. Par-delĂ  des vagues de toits, j'aperçois une femme mĂ»re, ridĂ©e dĂ©jĂ , pauvre, toujours penchĂ©e sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vĂȘtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutĂŽt sa lĂ©gende, et quelquefois je me la raconte Ă  moi-mĂȘme en pleurant. Si c'eĂ»t Ă©tĂ© un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisĂ©ment. Et je me couche, fier d'avoir vĂ©cu et souffert dans d'autres que moi-mĂȘme. Peut-ĂȘtre me direz-vous"Es-tu sĂ»r que cette lĂ©gende soit la vraie?" Qu'importe ce que peut ĂȘtre la rĂ©alitĂ© placĂ©e hors de moi, si elle m'a aidĂ© Ă  vivre, Ă  sentir que je suis et ce que je suis?XXXVI. Le DĂ©sir de peindre Malheureux peut-ĂȘtre l'homme, mais heureux l'artiste que le dĂ©sir dĂ©chire! Je brĂ»le de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derriĂšre le voyageur emportĂ© dans la nuit. Comme il y a longtemps dĂ©jĂ  qu'elle a disparu! Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres oĂč scintille vaguement le mystĂšre, et son regard illumine comme l'Ă©clair c'est une explosion dans les tĂ©nĂšbres. Je la comparerais Ă  un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumiĂšre et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser Ă  la lune, qui sans doute l'a marquĂ©e de sa redoutable influence; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble Ă  une froide mariĂ©e, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d'une nuit orageuse et bousculĂ©e par les nuĂ©es qui courent; non pas la lune paisible et discrĂšte visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachĂ©e du ciel, vaincue et rĂ©voltĂ©e, que les SorciĂšres thessaliennes contraignent durement Ă  danser sur l'herbe terrifiĂ©e! Dans son petit front habitent la volontĂ© tenace et l'amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiĂ©tant, oĂč des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible, Ă©clate, avec une grĂące inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, et dĂ©licieuse, qui fait rĂȘver au miracle d'une superbe fleur Ă©close dans un terrain volcanique. Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le dĂ©sir de mourir lentement sous son Les Bienfaits de la lune La Lune, qui est le caprice mĂȘme, regarda par la fenĂȘtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit"Cette enfant me plaĂźt." Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit Ă  travers les vitres. Puis elle s'Ă©tendit sur toi avec la tendresse souple d'une mĂšre, et elle dĂ©posa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restĂ©es vertes, et tes joues extraordinairement pĂąles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrĂ©e Ă  la gorge que tu en as gardĂ© pour toujours l'envie de pleurer. Cependant, dans l'expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphĂšre phosphorique, comme un poison lumineux; et toute cette lumiĂšre vivante pensait et disait"Tu subiras Ă©ternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle Ă  ma maniĂšre. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte; l'eau uniforme et multiforme; le lieu oĂč tu ne seras pas; l'amant que tu ne connaĂźtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui FONT dĂ©lirer; les chats qui se pĂąment sur les pianos et qui gĂ©missent comme les femmes, d'une voix rauque et douce! "Et tu seras aimĂ©e de mes amants, courtisĂ©e par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j'ai serrĂ© aussi la gorge dans mes caresses nocturnes; de ceux-lĂ  qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l'eau informe et multiforme, le lieu oĂč ils ne sont pas, la femme qu'ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums qui troublent la volontĂ©, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblĂšmes de leur folie." Et c'est pour cela, maudite chĂšre enfant gĂątĂ©e, que je suis maintenant couchĂ© Ă  tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable DivinitĂ©, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les Laquelle est la vraie? J'ai connu une certaine BĂ©nĂ©dicta, qui remplissait l'atmosphĂšre d'idĂ©al, et dont les yeux rĂ©pandaient le dĂ©sir de la grandeur, de la beautĂ©, de la gloire et de tout ce qui fait croire Ă  l'immortalitĂ©. Mais cette fille miraculeuse Ă©tait trop belle pour vivre longtemps; aussi est- elle morte quelques jours aprĂšs que j'eus fait sa connaissance, et c'est moi- mĂȘme qui l'ai enterrĂ©e, un jour que le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetiĂšres. C'est moi qui l'ai enterrĂ©e, bien close dans une biĂšre d'un bois parfumĂ© et incorruptible comme les coffres de l'Inde. Et comme mes yeux restaient fichĂ©s sur le lieu oĂč Ă©tait enfoui mon trĂ©sor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singuliĂšrement Ă  la dĂ©funte, et qui, piĂ©tinant sur la terre fraĂźche avec une violence hystĂ©rique et bizarre, disait en Ă©clatant de rire"C'est moi, la vraie BĂ©nĂ©dicta! C'est moi, une fameuse canaille! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m'aimeras telle que je suis!" Mais moi, furieux, j'ai rĂ©pondu"Non! non! non!" Et pour mieux accentuer mon refus, j'ai frappĂ© si violemment la terre du pied que ma jambe s'est enfoncĂ©e jusqu'au genou dans la sĂ©pulture rĂ©cente, et que, comme un loup pris au piĂšge, je reste attachĂ©, pour toujours peut-ĂȘtre, Ă  la fosse de l' Un cheval de race Elle est bien laide. Elle est dĂ©licieuse pourtant! Le Temps et l'Amour l'ont marquĂ©e de leurs griffes et lui ont cruellement enseignĂ© ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraĂźcheur. Elle est vraiment laide; elle est fourmi, araignĂ©e, si vous voulez, squelette mĂȘme; mais aussi elle est breuvage, magistĂšre, sorcellerie! en somme, elle est exquise. Le Temps n'a pu rompre l'harmonie pĂ©tillante de sa dĂ©marche ni l'Ă©lĂ©gance indestructible de son armature. L'Amour n'a pas altĂ©rĂ© la suavitĂ© de son haleine d'enfant; et le Temps n'a rien arrachĂ© de son abondante criniĂšre d'oĂč s'exhale en fauves parfums toute la vitalitĂ© endiablĂ©e du Midi français NĂźmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bĂ©nies du soleil, amoureuses et charmantes! Le Temps et l'Amour l'ont vainement mordue Ă  belles dents; ils n'ont rien diminuĂ© du charme vague, mais Ă©ternel, de sa poitrine garçonniĂšre. UsĂ©e peut-ĂȘtre, mais non fatiguĂ©e, et toujours hĂ©roĂŻque, elle fait penser Ă  ces chevaux de grande race que l'oeil du vĂ©ritable amateur reconnaĂźt, mĂȘme attelĂ©s Ă  un carrosse de louage ou Ă  un lourd chariot. Et puis elle est si douce et si fervente! Elle aime comme on aime en automne; on dirait que les approches de l'hiver allument dans son coeur un feu GermainNouveau, et la servilitĂ© de sa tendresse n'a jamais rien de Le Miroir Un homme Ă©pouvantable entre et se regarde dans la glace. "- Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec dĂ©plaisir?" L'homme Ă©pouvantable me rĂ©pond"- Monsieur, d'aprĂšs les immortels principes de 89, tous les hommes sont Ă©gaux en droits; donc je possĂšde le droit de me mirer; avec plaisir ou dĂ©plaisir, cela ne regarde que ma conscience." Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas Le Port Un port est un sĂ©jour charmant pour une Ăąme fatiguĂ©e des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre Ă  amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes Ă©lancĂ©es des navires, au grĂ©ement compliquĂ©, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent Ă  entretenir dans l'Ăąme le goĂ»t du rythme et de la beautĂ©. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystĂ©rieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiositĂ© ni ambition, Ă  contempler, couchĂ© dans le belvĂ©dĂšre ou accoudĂ© sur le mĂŽle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le dĂ©sir de voyager ou de s' Portraits de maĂźtresses Dans un boudoir d'hommes, c'est-Ă -dire dans un fumoir attenant Ă  un Ă©lĂ©gant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient. Ils n'Ă©taient prĂ©cisĂ©ment ni jeunes ni vieux, ni beaux ni laids; mais vieux ou jeunes, ils portaient cette distinction non mĂ©connaissable des vĂ©tĂ©rans de la joie, cet indeSCRIPTible je ne sais quoi, cette tristesse froide et railleuse qui dit clairement"Nous avons fortement vĂ©cu, et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer." L'un d'eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. Il eĂ»t Ă©tĂ© plus philosophique de n'en pas parler du tout; mais il y a des gens d'esprit qui, aprĂšs boire, ne mĂ©prisent pas les conversations banales. On Ă©coute alors celui qui parle, comme on Ă©couterait de la musique de danse. "Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l'Ăąge de ChĂ©rubin c'est l'Ă©poque oĂč, faute de dryades, on embrasse, sans dĂ©goĂ»t, le tronc des chĂȘnes. C'est le premier degrĂ© de l'amour. Au second degrĂ©, on commence Ă  choisir. Pouvoir dĂ©libĂ©rer, c'est dĂ©jĂ  une dĂ©cadence. C'est alors qu'on recherche dĂ©cidĂ©ment la beautĂ©. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d'ĂȘtre arrivĂ©, depuis longtemps, Ă  l'Ă©poque climatĂ©rique du troisiĂšme degrĂ© oĂč la beautĂ© elle-mĂȘme ne suffit plus, si elle n'est assaisonnĂ©e par le parfum, la parure, et caetera. J'avouerai mĂȘme que j'aspire quelquefois, comme Ă  un bonheur inconnu, Ă  un certain quatriĂšme degrĂ© qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, exceptĂ© Ă  l'Ăąge de ChĂ©rubin, j'ai Ă©tĂ© plus sensible que tout autre Ă  l'Ă©nervante sottise, Ă  l'irritante mĂ©diocritĂ© des femmes. Ce que j'aime surtout dans les animaux, c'est leur candeur. Jugez donc combien j'ai dĂ» souffrir par ma derniĂšre maĂźtresse. "C'Ă©tait la bĂątarde d'un prince. Belle, cela va sans dire; sans cela, pourquoi l'aurais-je prise? Mais elle gĂątait cette grande qualitĂ© par une ambition malsĂ©ante et difforme. C'Ă©tait une femme qui voulait toujours faire l'homme." Vous n'ĂȘtes pas un homme! Ah! si j'Ă©tais un homme! De nous deux, c'est moi qui suis l'homme!" Tels Ă©taient les insupportables refrains qui sortaient de cette bouche d'oĂč je n'aurais voulu voir s'envoler que des chansons. A propos d'un livre, d'un poĂšme, d'un opĂ©ra pour lequel le laissais Ă©chapper mon admiration "Vous croyez peut-ĂȘtre que cela est trĂšs PaulFort? disait-elle aussitĂŽt; est-ce que vous vous connaissez en force?" et elle argumentait. "Un beau jour elle s'est mise Ă  la chimie; de sorte qu'entre ma bouche et la sienne je trouvai dĂ©sormais un masque de verre. Avec tout cela, PaulFort bĂ©gueule. Si parfois je la bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsait comme une sensitive violĂ©e... - Comment cela a-t-il fini? dit l'un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient. - Dieu, reprit-il, mit le remĂšde dans le mal. Un jour je trouvai cette Minerve, affamĂ©e de force idĂ©ale, en tĂȘte Ă  tĂȘte avec mon domestique, et dans une situation qui m'obligea Ă  me retirer discrĂštement pour ne pas les faire rougir. Le soir je les congĂ©diai tous les deux, en leur payant les arrĂ©rages de leurs gages. - Pour moi, reprit l'interrupteur, je n'ai Ă  me plaindre que de moi-mĂȘme. Le bonheur est venu habiter chez moi, et je ne l'ai pas reconnu. La destinĂ©e m'avait, en ces derniers temps, octroyĂ© la jouissance d'une femme qui Ă©tait bien la plus douce, la plus soumise et la plus dĂ©vouĂ©e des crĂ©atures, et toujours prĂȘte! et sans enthousiasme! Je le veux bien, puisque cela vous est agrĂ©able." C'Ă©tait sa rĂ©ponse ordinaire. Vous donneriez la bastonnade Ă  ce mur ou Ă  ce canapĂ©, que vous en tireriez plus de soupirs que n'en tiraient du sein de ma maĂźtresse les Ă©lans de l'amour le plus forcenĂ©. AprĂšs un an de vie commune, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais connu le plaisir. Je me dĂ©goĂ»tai de ce duel inĂ©gal, et cette fille incomparable se maria. J'eus plus tard la fantaisie de la revoir, et elle me dit, en me montrant six beaux enfants"Eh bien! mon cher ami, l'Ă©pouse est encore aussi vierge que l'Ă©tait votre maĂźtresse." Rien n'Ă©tait changĂ© dans cette personne. Quelquefois je la regrette j'aurais dĂ» l'Ă©pouser." Les autres se mirent Ă  rire, et un troisiĂšme dit Ă  son tour "Messieurs, j'ai connu des jouissances que vous avez peut-ĂȘtre nĂ©gligĂ©es. Je veux parier du comique dans l'amour, et d'un comique qui n'exclut pas l'admiration. J'ai plus admirĂ© ma derniĂšre maĂźtresse que vous n'avez pu, je crois, haĂŻr ou aimer les vĂŽtres. Et tout le monde l'admirait autant que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de quelques minutes chacun oubliait de manger pour la contempler. Les garçons eux-mĂȘmes et la dame du comptoir ressentaient cette extase contagieuse jusqu'Ă  oublier leurs devoirs. Bref, j'ai vĂ©cu quelque temps en tĂȘte Ă  tĂȘte avec un phĂ©nomĂšne vivant. Elle mangeait, mĂąchait, broyait, dĂ©vorait, engloutissait, mais avec l'air le plus lĂ©ger et le plus insouciant du monde. Elle m'a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une maniĂšre douce, rĂȘveuse, anglaise et romanesque de dire"J'ai faim!" Et elle rĂ©pĂ©tait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et Ă©gayĂ©s Ă  la fois. - J'aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien; et cependant elle m'a quittĂ©... - Pour un fournisseur aux vivres, sans doute? - Quelque chose d'approchant, une espĂšce d'employĂ© dans l'intendance qui, par quelque tour de bĂąton Ă  lui connu, fournit peut-ĂȘtre Ă  cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats. C'est du moins ce que j'ai supposĂ©. - Moi, dit le quatriĂšme, j'ai endurĂ© des souffrances atroces par le contraire de ce qu'on reproche en gĂ©nĂ©ral Ă  l'Ă©goĂŻste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunĂ©s mortels, Ă  vous plaindre des imperfections de vos maĂźtresses!" Cela fut dit d'un ton PaulFort sĂ©rieux, par un homme d'un aspect doux et posĂ©, d'une physionomie presque clĂ©ricale malheureusement illuminĂ©e par des yeux d'un gris clair, de ces yeux dont le regard dit"Je veux!" ou"Il faut!" ou bien"Je ne pardonne jamais!" "Si, nerveux comme je vous connais, vous, G..., lĂąches et lĂ©gers comme vous ĂȘtes, vous deux, K... et J..., vous aviez Ă©tĂ© accouplĂ©s Ă  une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j'ai survĂ©cu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul; figurez-vous une sĂ©rĂ©nitĂ© dĂ©solante de caractĂšre un dĂ©vouement sans comĂ©die et sans emphase; une douceur sans faiblesse; une Ă©nergie sans violence. L'histoire de mon amour ressemble Ă  un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait rĂ©flĂ©chi tous mes sentiments et mes gestes avec l'exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment dĂ©raisonnable sans apercevoir immĂ©diatement le reproche muet de mon insĂ©parable spectre. L'amour m'apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m'a empĂȘchĂ© de faire, que je regrette de n'avoir pas commises! Que de dettes payĂ©es malgrĂ© moi! Elle me privait de tous les bĂ©nĂ©fices que j'aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable rĂšgle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d'horreur, elle n'exigeait pas de reconnaissance, le danger passĂ©. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter Ă  la gorge, en lui criant" Sois donc imparfaite, misĂ©rable! afin que je puisse t'aimer sans malaise et sans colĂšre!" Pendant plusieurs annĂ©es, je l'ai admirĂ©e, le coeur plein de haine. Enfin, ce n'est pas moi qui en suis mort! - Ah! firent les autres, elle est donc morte? - Oui! cela ne pouvait continuer ainsi. L'amour Ă©tait devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle Ă©tait l'alternative que m'imposait la destinĂ©e! Un soir, dans un bois... au bord d'une mare..., aprĂšs une mĂ©lancolique promenade oĂč ses yeux, Ă  elle, rĂ©flĂ©chissaient la douceur du ciel, et oĂč mon coeur, Ă  moi, Ă©tait crispĂ© comme l'enfer... - Quoi! - Comment! - Que voulez-vous dire? - C'Ă©tait inĂ©vitable. J'ai trop le sentiment de l'Ă©quitĂ© pour battre, outrager ou congĂ©dier un serviteur irrĂ©prochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l'horreur que cet ĂȘtre m'inspirait; me dĂ©barrasser de cet ĂȘtre sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d'elle, puisqu'elle Ă©tait Parfaite?" Les trois autres compagnons regardĂšrent celui-ci avec un regard vague et lĂ©gĂšrement hĂ©bĂ©tĂ©, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu'ils ne se sentaient pas, quant Ă  eux, capables d'une action aussi rigoureuse, quoique suffisamment expliquĂ©e d'ailleurs. Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accĂ©lĂ©rer la Vie qui coule si Le Galant Tireur Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrĂȘter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agrĂ©able de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-lĂ , n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus lĂ©gitime de chacun? - Et il offrit galamment la main Ă  sa chĂšre, dĂ©licieuse et exĂ©crable femme, Ă  cette mystĂ©rieuse femme Ă  laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-ĂȘtre aussi une grande partie de son gĂ©nie. Plusieurs balles frappĂšrent loin du but proposĂ© l'une d'elles s'enfonça mĂȘme dans le plafond; et comme la charmante crĂ©ature riait follement, se moquant de la maladresse de son Ă©poux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit"Observez cette poupĂ©e, lĂ -bas, Ă  droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien! cher ange, je me figure que c'est vous." Et il ferma les yeux et il lĂącha la dĂ©tente. La poupĂ©e fut nettement dĂ©capitĂ©e. Alors s'inclinant vers sa chĂšre, sa dĂ©licieuse, son exĂ©crable femme, son inĂ©vitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta"Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse!"XLIV. La Soupe et les nuages Ma petite folle bien-aimĂ©e me donnait Ă  dĂźner, et par la fenĂȘtre ouverte de la salle Ă  manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l'impalpable. Et je me disais, Ă  travers ma contemplation"- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimĂ©e, la petite folle monstrueuse aux yeux verts." Et tout Ă  coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j'entendis une voix rauque et charmante, une voix hystĂ©rique et comme enrouĂ©e par l'eau-de-vie, la voix de ma chĂšre petite bien-aimĂ©e, qui disait"- Allez-vous bientĂŽt manger votre soupe, s...b... de marchand de nuages?"XLV. Le Tir et le cimetiĂšre - A la vue du cimetiĂšre, Estaminet. -"SinguliĂšre enseigne, - se dit notre promeneur, - mais bien faite pour donner soif! A coup sĂ»r, le maĂźtre de ce cabaret sait apprĂ©cier Horace et les poĂštes Ă©lĂšves d'Epicure. Peut-ĂȘtre mĂȘme connaĂźt-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n'y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblĂšme quelconque de la briĂšvetĂ© de la vie." Et il entra, but un verre de biĂšre en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetiĂšre, dont l'herbe Ă©tait si haute et si invitante, et oĂč rĂ©gnait un si riche soleil. En effet, la lumiĂšre et la chaleur y faisaient rage, et l'on eĂ»t dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissĂ©es par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l'air, - la vie des infiniment petits, - coupĂ© Ă  intervalles rĂ©guliers par la crĂ©pitation des coups de feu d'un tir voisin, qui Ă©clataient comme l'explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d'une symphonie en sourdine. Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l'atmosphĂšre des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe oĂč il s'Ă©tait assis. Et cette voix disait"Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des dĂ©funts et de leur divin repos! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez Ă©tudier l'art de tuer auprĂšs du sanctuaire de la Mort! Si vous saviez comme le prix est facile Ă  gagner, comme le but est facile Ă  toucher, et combien tout est nĂ©ant, exceptĂ© la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la dĂ©testable vie!"XLVI. Perte d'aurĂ©ole "Eh! quoi! vous ici, mon cher? Vous, dans un mauvais lieu! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d'ambrosie! En vĂ©ritĂ©, il y a lĂ  de quoi me surprendre. - Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout Ă  l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hĂąte, et que je sautillais dans la boue, Ă  travers ce chaos mouvant oĂč la mort arrive au galop de tous les cĂŽtĂ©s Ă  la fois, mon aurĂ©ole, dans un mouvement brusque, a glissĂ© de ma tĂȘte dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugĂ© moins dĂ©sagrĂ©able de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, Ă  quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer Ă  la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable Ă  vous, comme vous voyez! - Vous devriez au moins faire afficher cette aurĂ©ole, ou la faire rĂ©clamer par le commissaire. - Ma foi! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu. D'ailleurs la dignitĂ© m'ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poĂšte la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance! et surtout un heureux qui me fera rire! Pensez Ă  X, ou Ă  Z! Hein! comme ce sera drĂŽle!"XLVII. Mademoiselle Bistouri Comme j'arrivais Ă  l'extrĂ©mitĂ© du faubourg, sous les Ă©clairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j'entendis une voix qui me disait Ă  l'oreille"Vous ĂȘtes mĂ©decin, monsieur?" Je regardai; c'Ă©tait une grande fille, robuste, aux yeux trĂšs ouverts, lĂ©gĂšrement fardĂ©e, les cheveux flottant au vent avec les brides de son bonnet. "- Non; je ne suis pas mĂ©decin. Laissez-moi passer. - Oh! si! vous ĂȘtes mĂ©decin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien CONTENT de moi, allez! - Sans doute, j'irai vous voir, mais plus tard, aprĂšs le mĂ©decin, que diable!... - Ah! ah! - fit-elle, toujours suspendue Ă  mon bras, et en Ă©clatant de rire, - vous ĂȘtes un mĂ©decin farceur, j'en ai connu plusieurs dans ce genre-lĂ . Venez." J'aime passionnĂ©ment le mystĂšre, parce que j'ai toujours l'espoir de le dĂ©brouiller. Je me laissai donc entraĂźner par cette compagne, ou plutĂŽt par cette Ă©nigme inespĂ©rĂ©e. J'omets la deSCRIPTion du taudis; on peut la trouver dans plusieurs vieux poĂštes français bien connus. Seulement, dĂ©tail non aperçu par RĂ©gnier, deux ou trois portraits de docteurs cĂ©lĂšbres Ă©taient suspendus aux murs. Comme je fus dorlotĂ©! Grand feu, vin chaud, cigares; et en m'offrant ces bonnes choses et en allumant elle-mĂȘme un cigare, la bouffonne crĂ©ature me disait "Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous Ă  l'aise. Ça vous rappellera l'hĂŽpital et le bon temps de la jeunesse. - Ah çà! oĂč donc avez-vous gagnĂ© ces cheveux blancs? Vous n'Ă©tiez pas ainsi, il n'y a pas encore bien longtemps, quand vous Ă©tiez interne de L... Je me souviens que c'Ă©tait vous qui l'assistiez dans les opĂ©rations graves. En voilĂ  un homme qui aime couper, tailler et rogner! C'Ă©tait vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les Ă©ponges. - Et comme, l'opĂ©ration faite, il disait fiĂšrement, en regardant sa montre" Cinq minutes, messieurs!" - Oh! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs." Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait"Tu es mĂ©decin, n'est-ce pas, mon chat?" Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mes jambes."Non! criai-je furieux. - Chirurgien, alors? - Non! non! Ă  moins que ce ne soit pour te couper la tĂȘte! S... s... c... de s... m...! - Attends, reprit-elle, tu vas voir." Et elle tira d'une armoire une liasse de papiers, qui n'Ă©tait autre chose que la collection des portraits des mĂ©decins illustres de ce temps, lithographiĂ©s par Maurin, qu'on a pu voir Ă©talĂ©e pendant plusieurs annĂ©es sur le quai Voltaire. "Tiens! le reconnais-tu celui-ci? - Oui! c'est X. Le nom est au bas d'ailleurs; mais je le connais personnellement. - Je savais bien! Tiens! voilĂ  Z., celui qui disait Ă  son cours, en parlant de X." Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son Ăąme!" Tout cela, parce que l'autre n'Ă©tait pas de son avis dans la mĂȘme affaire! Comme on riait de ça Ă  l'Ecole, dans le temps! Tu t'en souviens? - Tiens, voilĂ  K., celui qui dĂ©nonçait au gouvernement les insurgĂ©s qu'il soignait Ă  son hĂŽpital. C'Ă©tait le temps des Ă©meutes. Comment est-ce possible qu'un si bel homme ait si peu de coeur? - Voici maintenant W., un fameux mĂ©decin anglais; je l'ai attrapĂ© Ă  son voyage Ă  Paris. Il a l'air d'une demoiselle, n'est-ce pas?" Et comme je touchais Ă  un paquet ficelĂ©, posĂ© aussi sur le guĂ©ridon"Attends un peu, dit-elle; - ça, c'est les internes, et ce paquet-ci, c'est les externes." Et elle dĂ©ploya en Ă©ventail une masse d'images photographiques, reprĂ©sentant des physionomies beaucoup plus jeunes. "Quand nous nous reverrons, tu me donneras ton portrait, n'est-ce pas, chĂ©ri? - Mais, lui dis-je, suivant Ă  mon tour, moi aussi, mon idĂ©e fixe, - pourquoi me crois-tu mĂ©decin? - C'est que tu es si gentil et si bon pour les femmes! - SinguliĂšre logique! me dis-je Ă  moi-mĂȘme. - Oh! je ne m'y trompe guĂšre; j'en ai connu un bon nombre. J'aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il y en a qui me disent froidement" Vous n'ĂȘtes pas malade du tout!" Mais il y en a d'autres qui me comprennent, parce que je leur fais des mines. - Et quand ils ne te comprennent pas...? - Dame! comme je les ai dĂ©rangĂ©s inutilement, je laisse dix francs sur la cheminĂ©e. - C'est si bon et si doux, ces hommes-lĂ ! - j'ai dĂ©couvert Ă  la PitiĂ© un petit interne, qui est joli comme un ange, et qui est poli! et qui travaille, le pauvre garçon! Ses camarades m'ont dit qu'il n'avait pas le sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien lui envoyer. Cela m'a donnĂ© confiance. AprĂšs tout, je suis assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit" Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gĂȘne pas; je n'ai pas besoin d'argent." Mais tu comprends que je lui ai fait entendre ça par une foule de façons; je ne le lui ai pas dit tout crĂ»ment; j'avais si peur de l'humilier, ce cher enfant! - Eh bien! croirais-tu que j'ai une drĂŽle d'envie que je n'ose pas lui dire? - Je voudrais qu'il vĂźnt me voir avec sa trousse et son tablier, mĂȘme avec un peu de sang dessus!" Elle dit cela d'un air PaulFort candide, comme un homme sensible dirait Ă  une comĂ©dienne qu'il aimerait"Je veux vous voir vĂȘtue du costume que vous portiez dans ce fameux rĂŽle que vous avez créé." Moi, m'obstinant, je repris"Peux-tu te souvenir de l'Ă©poque et de l'occasion oĂč est nĂ©e en toi cette passion si particuliĂšre?" Difficilement je me fis comprendre; enfin j'y parvins. Mais alors elle me rĂ©pondit d'un air trĂšs triste, et mĂȘme, autant que je peux me souvenir, en dĂ©tournant les yeux"Je ne sais pas... je ne me souviens pas." Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder? La vie fourmille de monstres innocents. - Seigneur, mon Dieu! vous, le CrĂ©ateur, vous, le MaĂźtre; vous qui avez fait la Loi et la LibertĂ©; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge qui pardonnez; vous qui ĂȘtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut-ĂȘtre mis dans mon esprit le goĂ»t de l'horreur pour convertir mon coeur, comme la guĂ©rison au bout d'une lame; Seigneur ayez pitiĂ©, ayez pitiĂ© des fous et des folles! O CrĂ©ateur! peut- il exister des monstres aux yeux de Celui-lĂ  seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire?XLVIII. Any where out of the world N'importe oĂč hors du monde Cette vie est un hĂŽpital oĂč chaque malade est possĂ©dĂ© du dĂ©sir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poĂȘle, et celui-lĂ  croit qu'il guĂ©rirait Ă  cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre. Il me semble que je serais toujours bien lĂ  oĂč je ne suis pas, et cette question de dĂ©mĂ©nagement en est une que je discute sans cesse avec mon Ăąme. "Dis-moi, mon Ăąme, pauvre Ăąme refroidie, que penserais-tu d'habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lĂ©zard. Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bĂątie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du vĂ©gĂ©tal, qu'il arrache tous les arbres. VoilĂ  un paysage selon ton goĂ»t; un paysage fait avec la lumiĂšre et le minĂ©ral, et le liquide pour les rĂ©flĂ©chir!" Mon Ăąme ne rĂ©pond pas. "Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre bĂ©atifiante? Peut-ĂȘtre te divertiras-tu dans cette contrĂ©e dont tu as souvent admirĂ© l'image dans les musĂ©es. Que penserais- tu de Rotterdam, toi qui aimes les forĂȘts de mĂąts, et les navires amarrĂ©s au pied des maisons?" Mon Ăąme reste muette. "Batavia te sourirait peut-ĂȘtre davantage? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe mariĂ© Ă  la beautĂ© tropicale." Pas un mot. - Mon Ăąme serait-elle morte? "En es-tu donc venue Ă  ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. - Je tiens notre affaire, pauvre Ăąme! Nous ferons nos malles pour TornĂ©o. Allons plus loin encore, Ă  l'extrĂȘme bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pĂŽle. LĂ  le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumiĂšre et de la nuit suppriment la variĂ©tĂ© et augmentent la monotonie, cette moitiĂ© du nĂ©ant. LĂ , nous pourrons prendre de longs bains de tĂ©nĂšbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores borĂ©ales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer!" Enfin, mon Ăąme fait explosion, et sagement elle me crie"N'importe oĂč! n'importe oĂč! pourvu que ce soit hors de ce monde!"XLIX. Assommons les pauvres! Pendant quinze jours je m'Ă©tais confinĂ© dans ma chambre, et je m'Ă©tais entourĂ© des livres Ă  la mode dans ce temps-lĂ  il y a seize ou dix-sept ans; je veux parler des livres oĂč il est traitĂ© de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J'avais donc digĂ©rĂ©, - avalĂ©, veux-je dire, toutes les Ă©lucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, - de ceux qui conseillent Ă  tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu'ils sont tous des rois dĂ©trĂŽnĂ©s. - On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un Ă©tat d'esprit avoisinant le vertige ou la stupiditĂ©. Il m'avait semblĂ© seulement que je sentais, confinĂ© au fond de mon intellect, le germe obscur d'une idĂ©e supĂ©rieure Ă  toutes les formules de bonne femme dont j'avais rĂ©cemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n'Ă©tait que l'idĂ©e d'une idĂ©e, quelque chose d'infiniment vague. Et je sortis avec une grande soif. Car le goĂ»t passionnĂ© des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraĂźchissants. Comme j'allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trĂŽnes, si l'esprit remuait la matiĂšre, et si l'oeil d'un magnĂ©tiseur faisait mĂ»rir les raisins. En mĂȘme temps, j'entendis une voix qui chuchotait Ă  mon oreille, une voix que je reconnus bien; c'Ă©tait celle d'un bon Ange, ou d'un bon DĂ©mon, qui m'accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon DĂ©mon, pourquoi n'aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n'aurais-je pas l'honneur, comme Socrate, d'obtenir mon brevet de folie, signĂ© du subtil LĂ©lut et du bien avisĂ© Baillarger? Il existe cette diffĂ©rence entre le DĂ©mon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait Ă  lui que pour dĂ©fendre, avertir, empĂȘcher, et que le mien daigne conseiller, suggĂ©rer, persuader. Ce pauvre Socrate n'avait qu'un DĂ©mon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un DĂ©mon d'action, un DĂ©mon de combat. Or, sa voix me chuchotait ceci"Celui-lĂ  seul est l'Ă©gal d'un autre, qui le prouve, et celui-lĂ  seul est digne de la libertĂ©, qui sait la conquĂ©rir." ImmĂ©diatement, je sautai sur mon mendiant. D'un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles Ă  lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez PaulFort, Ă©tant nĂ© dĂ©licat et m'Ă©tant peu exercĂ© Ă  la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d'une main par le collet de son habit, de l'autre, je l'empoignai Ă  la gorge, et je me mis Ă  lui secouer vigoureusement la tĂȘte contre un mur. Je dois avouer que j'avais prĂ©alablement inspectĂ© les environs d'un coup d'oeil, et que j'avais vĂ©rifiĂ© que dans cette banlieue dĂ©serte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portĂ©e de tout agent de police. Ayant ensuite, par un coup de pied lancĂ© dans le dos, assez Ă©nergique pour briser les omoplates, terrassĂ© ce sexagĂ©naire affaibli, je me saisis d'une grosse branche d'arbre qui traĂźnait Ă  terre, et je le battis avec l'Ă©nergie obstinĂ©e des cuisiniers qui veulent attendrir un beefteack. Tout Ă  coup, - ĂŽ miracle! ĂŽ jouissance du philosophe qui vĂ©rifie l'excellence de sa thĂ©orie! - je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une Ă©nergie que je n'aurais jamais soupçonnĂ©e dans une machine si singuliĂšrement dĂ©traquĂ©e, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin dĂ©crĂ©pit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la mĂȘme branche d'arbre me battit dru comme plĂątre. - Par mon Ă©nergique mĂ©dication, je lui avais donc rendu l'orgueil et la vie. Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considĂ©rais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d'un sophiste du Portique, je lui dis"Monsieur, vous ĂȘtes mon Ă©gal! veuillez me faire l'honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous ĂȘtes rĂ©ellement philantHRope, qu'il faut appliquer Ă  tous vos confrĂšres, quand ils vous demanderont l'aumĂŽne, la thĂ©orie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos." Il m'a bien jurĂ© qu'il avait compris ma thĂ©orie, et qu'il obĂ©irait Ă  mes Les bons Chiens A M. Joseph Stevens. Je n'ai jamais rougi, mĂȘme devant les jeunes Ă©crivains de mon siĂšcle, de mon admiration pour Buffon; mais aujourd'hui ce n'est pas l'Ăąme de ce peintre de la nature pompeuse que j'appellerai Ă  mon aide. Non. Bien plus volontiers je m'adresserais Ă  Sterne, et je lui dirais"Descends du ciel, ou monte vers moi des champs ElysĂ©ens, pour m'inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable! Reviens Ă  califourchon sur ce fameux Ăąne qui t'accompagne toujours dans la mĂ©moire de la postĂ©ritĂ©; et surtout que cet Ăąne n'oublie pas de porter, dĂ©licatement suspendu entre ses lĂšvres, son immortel macaron!" ArriĂšre la muse acadĂ©mique! Je n'ai que faire de cette vieille bĂ©gueule. J'invoque la muse familiĂšre, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide Ă  chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottĂ©s, ceux-lĂ  que chacun Ă©carte, comme pestifĂ©rĂ©s et pouilleux, exceptĂ© le pauvre dont ils sont les associĂ©s, et le poĂšte qui les regarde d'un oeil fraternel. Fi du chien bellĂątre, de ce fat quadrupĂšde, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchantĂ© de lui-mĂȘme qu'il s'Ă©lance indiscrĂštement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s'il Ă©tait sĂ»r de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique! Fi surtout de ces serpents Ă  quatre pattes, frissonnants et dĂ©soeuvrĂ©s, qu'on nomme levrettes, et qui ne logent mĂȘme pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d'un ami, ni dans leur tĂȘte aplatie assez d'intelligence pour jouer au domino! A la niche, tous ces fatigants parasites! Qu'ils retournent Ă  leur niche soyeuse et capitonnĂ©e! Je chante le chien crottĂ©, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flĂąneur, le chien saltimbanque, le chien dont l'instinct, comme celui du pauvre, du bohĂ©mien et de l'histrion, est merveilleusement aiguillonnĂ© par la nĂ©cessitĂ©, cette si bonne mĂšre, cette vraie patronne des intelligences! Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit Ă  l'homme abandonnĂ©, avec des yeux clignotants et spirituels"Prends-moi avec toi, et de nos deux misĂšres nous ferons peut-ĂȘtre une espĂšce de bonheur!" "OĂč vont les chiens?" disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu'il a sans doute oubliĂ©, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut- ĂȘtre, nous nous souvenons encore aujourd'hui. OĂč vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs? Ils vont Ă  leurs affaires. Rendez-vous d'affaires, rendez-vous d'amour. A travers la brume, Ă  travers la neige, Ă  travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excitĂ©s par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levĂ©s de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent Ă  leurs plaisirs. Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, Ă  heure fixe, rĂ©clamer la sportule Ă  la porte d'une cuisine du Palais- Royal; d'autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a prĂ©parĂ© la charitĂ© de certaines pucelles sexagĂ©naires, dont le coeur inoccupĂ© s'est donnĂ© aux bĂȘtes, parce que les hommes imbĂ©ciles n'en veulent plus. D'autres qui, comme des nĂšgres marrons, affolĂ©s d'amour, quittent, Ă  de certains jours, leur dĂ©partement pour venir Ă  la ville, gambader pendant une heure autour d'une belle chienne, un peu nĂ©gligĂ©e dans sa toilette, mais fiĂšre et reconnaissante. Et ils sont tous trĂšs exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admirĂ© comme moi tous ces chiens vigoureux attelĂ©s Ă  la charrette du boucher, de la laitiĂšre ou du boulanger, et qui tĂ©moignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu'ils Ă©prouvent Ă  rivaliser avec les chevaux? En voici deux qui appartiennent Ă  un ordre encore plus civilisĂ©! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traĂźnantes et souillĂ©es de punaises, deux chaises de paille, un poĂȘle de FONTe, un ou deux instruments de musique dĂ©traquĂ©s. Oh! le triste mobilier! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillĂ©s de vĂȘtements Ă  la fois Ă©raillĂ©s et somptueux, coiffĂ©s comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l'oeuvre sans nom qui mitonne sur le poĂȘle allumĂ©, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantĂ©e comme un de ces mĂąts aĂ©riens qui annoncent que la maçonnerie est achevĂ©e. N'est-il pas juste que de si zĂ©lĂ©s comĂ©diens ne se mettent pas en route sans avoir lestĂ© leur estomac d'une soupe puissante et solide? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualitĂ© Ă  ces pauvres diables qui ont Ă  affronter tout le jour l'indiffĂ©rence du public et les injustices d'un directeur qui se fait la grosse part et mange Ă  lui seul plus de soupe que quatre comĂ©diens? Que de fois j'ai contemplĂ©, souriant et attendri, tous ces philosophes Ă  quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dĂ©vouĂ©s, que le dictionnaire rĂ©publicain pourrait aussi bien qualifier d'officieux, si la rĂ©publique, trop occupĂ©e du bonheur des hommes, avait le temps de mĂ©nager l'honneur des chiens! Et que de fois j'ai pensĂ© qu'il y avait peut-ĂȘtre quelque part qui sait, aprĂšs tout?, pour rĂ©compenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spĂ©cial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottĂ©s et dĂ©solĂ©s. Swedenborg affirme bien qu'il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais! Les bergers de Virgile et de ThĂ©ocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternĂ©s, un bon fromage, une flĂ»te du meilleur faiseur, ou une chĂšvre aux mamelles gonflĂ©es. Le poĂšte qui a chantĂ© les pauvres chiens a reçu pour rĂ©compense un beau gilet, d'une couleur, Ă  la fois riche et fanĂ©e, qui fait penser aux soleils d'automne, Ă  la beautĂ© des femmes mĂ»res et aux Ă©tĂ©s de la Saint-Martin. Aucun de ceux qui Ă©taient prĂ©sents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n'oubliera avec quelle pĂ©tulance le peintre s'est dĂ©pouillĂ© de son gilet en faveur du poĂšte, tant il a bien compris qu'il Ă©tait bon et honnĂȘte de chanter les pauvres chiens. Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin ArĂ©tin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en Ă©change d'un prĂ©cieux sonnet ou d'un curieux poĂšme satirique. Et toutes les fois que le poĂšte endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux Ă©tĂ©s de la Saint-Martin et Ă  la beautĂ© des femmes trĂšs Le coeur CONTENT, je suis montĂ© sur la montagne D'oĂč l'on peut contempler la ville en son ampleur, HĂŽpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne, OĂč toute Ă©normitĂ© fleurit comme une fleur. Tu sais bien, ĂŽ Satan, patron de ma dĂ©tresse, Que je n'allais pas lĂ  pour rĂ©pandre un vain pleur; Mais comme un vieux paillard d'une vieille maĂźtresse, Je voulais m'enivrer de l'Ă©norme catin Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse. Que tu dormes encor dans les draps du matin, Lourde, obscure, enrhumĂ©e, ou que tu te pavanes Dans les voiles du soir passementĂ©s d'or fin, Je t'aime, ĂŽ capitale infĂąme! Courtisanes Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.
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 / L’univers des livresLe Spleen de Paris– Charles Baudelaire –Sommaire Introduction Sortir de la poĂ©sie Une poĂ©tique renouvelĂ©e Le poĂšme en prose une expĂ©rience limite PrĂ©face / DĂ©dicace du Spleen de Paris đŸ“œ 15 citations choisies de Charles Baudelaire IntroductionLe Spleen de Paris est un recueil de poĂšmes de Charles Baudelaire, publiĂ© Ă  titre posthume en 1869 sous le titre Petits PoĂšmes en prose. Il a Ă©tĂ© publiĂ© dans le quatriĂšme volume des ƒuvres complĂštes de Baudelaire par l’éditeur Michel de la poĂ©sieCharles Baudelaire – Le Spleen de Paris 1929, une aquarelle d’Édith Follet 1899-1990.Baudelaire en commence la rĂ©daction en juillet 1857, au lendemain de la publication des Fleurs du mal. Il aurait voulu composer cent poĂšmes en prose, autant qu’il y a de poĂšmes en vers dans les Fleurs du mal, mais l’Ɠuvre est inachevĂ©e et ne comportera que cinquante piĂšces. Le titre le Spleen de Paris, choisi par Baudelaire lui-mĂȘme aprĂšs beaucoup d’hĂ©sitations il envisage successivement PoĂšmes nocturnes, le Promeneur solitaire, le RĂŽdeur parisien, constitue une allusion Ă©vidente Ă  la section Spleen et IdĂ©al » des Fleurs du mal ; il suggĂšre la continuitĂ© et la divergence entre les deux ouvrages. Certains poĂšmes en prose sont des transpositions Ă©videntes de poĂšmes en vers antĂ©rieurs l’Invitation au voyage ». Pour la plupart, ils se prĂ©sentent comme de brĂšves nouvelles inspirĂ©es d’un fait divers la Corde », des choses vues », saynĂštes ou portraits Un plaisant », des rĂ©cits allĂ©goriques situĂ©s hors du temps le Joujou du pauvre », des fictions fantastiques Chacun sa chimĂšre » ou des rĂȘveries l’Étranger ». L’Ɠuvre se veut Ă©clatĂ©e, disparate et dĂ©pourvue de toute architecture concertĂ©e chaque texte se suffit Ă  lui-mĂȘme ; il est Ă  lire au grĂ© du poĂ©tique renouvelĂ©eOn y retrouve bien sĂ»r les grands thĂšmes des Fleurs du mal, mais exprimĂ©s souvent sur un mode plus grinçant Assommons les pauvres », plus exacerbĂ©, voire plus hystĂ©rique le Mauvais Vitrier » s’achĂšve dans une vĂ©ritable crise nerveuse.NĂ© sous le signe du pĂ©chĂ© originel et de la perversitĂ© naturelle le GĂąteau », l’homme Ă©crasĂ© par le temps est condamnĂ© au spleen la Chambre double ». Il essaie de le fuir par les rĂȘves d’ailleurs le Port », le recours aux paradis artificiels Enivrez-vous » et l’ultime voyage que constitue la mort Any Where out of the World ». Les rapports avec les femmes, marquĂ©s par l’incomprĂ©hension rĂ©ciproque Portraits de maĂźtresses » se limitent Ă  un Ă©rotisme fortement teintĂ© de sadisme le Galant Tireur ». L’artiste, prĂ©sentĂ© sous les traits du bouffon ou du saltimbanque Une mort hĂ©roĂŻque » doit supporter l’indiffĂ©rence de ses contemporains et continuer Ă  crĂ©er dans la souffrance le Fou et la VĂ©nus », puisque l’Ɠuvre d’art constitue sa seule justification et sa seule chance de rachat À une heure du matin ». Mais la thĂ©matique urbaine, limitĂ©e aux Tableaux parisiens » dans les Fleurs du mal, est ici omniprĂ©sente. La ville apparaĂźt comme l’espace mĂȘme de la modernitĂ©, avec ses ouvriers en blouse, ses fiacres, ses chiens crottĂ©s, son Ă©clairage au gaz et son macadam. Elle est un ĂȘtre vivant accordĂ© Ă  l’ñme du poĂšte par une Ă©vidente correspondance. Il y erre en tĂ©moin curieux, perdu dans la foule et fascinĂ© par le spectacle insolite de la rue. C’est d’ailleurs Ă  la frĂ©quentation des villes Ă©normes », univers chaotique oĂč le monstrueux s’insinue dans le quotidien familier, que le poĂšte attribue dans sa dĂ©dicace Ă  ArsĂšne Houssaye le renouvellement de sa poĂšme en prose une expĂ©rience limiteBaudelaire dit s’ĂȘtre inspirĂ© d’Aloysius Bertrand qui, avec Gaspard de la nuit 1842, a fait entrer le poĂšme en prose dans la littĂ©rature. Mais il ne faut pas surestimer cette influence si, comme son modĂšle, il donne bien la primautĂ© Ă  l’image, il ne cisĂšle pas la prose en refrains et en couplets et son inspiration est aux antipodes du pittoresque prĂ©cisĂ©ment au nom de la modernitĂ© que Baudelaire abandonne le vers traditionnel, dont les contraintes lui paraissent dĂ©sormais artificielles et limitent son inspiration. Il lui faut une forme plus libre, susceptible de rendre compte de toutes les facettes de son tempĂ©rament, qui convienne Ă  la pente philosophique et moraliste comme Ă  la veine lyrique. Il lui faut aussi inventer un langage pour exprimer tous les aspects de l’existence sur une multitude de tons l’ironie sarcastique, l’humour noir, la cruautĂ© et la trivialitĂ© de la vie moderne sont peu compatibles avec les traditions, et de toute façon, avec les contraintes de l’Ɠuvre en vers. Dans sa dĂ©dicace, Baudelaire dĂ©finit son idĂ©al comme une prose poĂ©tique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtĂ©e pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’ñme, aux ondulations de la rĂȘverie, aux soubresauts de la conscience ». → Lire la dĂ©dicace adressĂ©e Ă  ArsĂšne le genre mĂȘme du poĂšme en prose est mal dĂ©fini et Baudelaire n’a cessĂ© d’exprimer les difficultĂ©s qu’il Ă©prouve Ă  s’aventurer dans une expĂ©rience qui l’effraie par sa nouveautĂ© et sa licence mĂȘme. L’Ɠuvre, plus de dix ans sur le mĂ©tier, ne sera jamais terminĂ©e, mĂȘme si comme en tĂ©moigne sa correspondance l’artiste Ă©puisĂ© y travaille douloureusement jusqu’à ses derniers jours, toujours déçu et insatisfait. Peut-ĂȘtre, comme le soulignent souvent les commentateurs, Baudelaire n’a-t-il pas, encore trop prisonnier de l’écriture antĂ©rieure des Fleurs du mal, su tirer de la prose tout le parti possible. Avec le Spleen de Paris il ouvre cependant la voie Ă  Rimbaud, Ă  LautrĂ©amont et aux / DĂ©dicace du Spleen de ParisÀArsĂšne HoussayeMon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tĂȘte, puisque tout, au contraire, y est Ă  la fois tĂȘte et queue, alternativement et rĂ©ciproquement. ConsidĂ©rez, je vous prie, quelles admirables commoditĂ©s cette combinaison nous offre Ă  tous, Ă  vous, Ă  moi et au lecteur. Nous pouvons couper oĂč nous voulons, moi ma rĂȘverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volontĂ© rĂ©tive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertĂšbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister Ă  part. Dans l’espĂ©rance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dĂ©dier le serpent tout une petite confession Ă  vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtiĂšme fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits Ă  ĂȘtre appelĂ© fameux ? que l’idĂ©e m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer Ă  la description de la vie moderne, ou plutĂŽt d’une vie moderne et plus abstraite, le procĂ©dĂ© qu’il avait appliquĂ© Ă  la peinture de la vie ancienne, si Ă©trangement est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rĂȘvĂ© le miracle d’une prose poĂ©tique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtĂ©e pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’ñme, aux ondulations de la rĂȘverie, aux soubresauts de la conscience ?C’est surtout de la frĂ©quentation des villes Ă©normes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naĂźt cet idĂ©al obsĂ©dant. Vous-mĂȘme, mon cher ami, n’avez-vous pas tentĂ© de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les dĂ©solantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, Ă  travers les plus hautes brumes de la rue ?Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m’ait pas portĂ© bonheur. SitĂŽt que j’eus commencĂ© le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystĂ©rieux et brillant modĂšle, mais encore que Je faisais quelque chose si cela peut s’appeler quelque chose de singuliĂšrement diffĂ©rent, accident dont tout autre que moi s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondĂ©ment un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poĂšte d’accomplir juste ce qu’il a projetĂ© de bien affectionnĂ©, C. B.đŸ“œ 15 citations choisies de Charles BaudelaireArticles connexes Biographie de Charles Baudelaire. Charles Baudelaire Les Fleurs du mal. Le Symbolisme. – Le SurrĂ©alisme. La poĂ©sie repĂšres historiques. Le genre poĂ©tique. La versification. Genre littĂ©raire la poĂ©sie. Les genres littĂ©raires. Autres pages liĂ©es Le sonnet. – L’ode. – La ballade. – Le rondeau. – L’ de livres
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Spleende Paris, le [Charles Baudelaire] - Fiche de lecture. 1 PRÉSENTATION Spleen de Paris, le [Charles Baudelaire], recueil de poĂšmes de Charles Baudelaire, publiĂ© Ă  titre posthume en 1869 sous le titre Petits PoĂšmes en prose. 2 SORTIR DE LA POÉSIE Baudelaire en commence la rĂ©daction en juillet 1857, au lendemain de la publication des Fleurs du mal.
ï»żCharles Baudelaire Petits PoĂšmes en prose XV LE GÂTEAU Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placĂ© Ă©tait d’une grandeur et d’une noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l’atmosphĂšre ; les passions vulgaires, telles que la haine et l’amour profane, m’apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j’étais enveloppĂ© ; le souvenir des choses terrestres n’arrivait Ă  mon cƓur qu’affaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d’une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l’ombre d’un nuage, comme le reflet du manteau d’un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d’une joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă  l’enthousiasmante beautĂ© dont j’étais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l’univers ; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l’homme est nĂ© bon ; — quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l’appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d’un certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ  aux touristes pour le mĂȘler dans l’occasion avec de l’eau de neige. Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs-lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot gĂąteau !ne pus Je m’empĂȘcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je m’en repentisse dĂ©jĂ . Mais au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’oĂč, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur ; Ă  son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă  Ă©trangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tĂȘte dans l’estomac. À quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă  chaque instant ; mais, hĂ©las ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils s’arrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il n’y avait plus, Ă  vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait mĂȘlĂ©. Ce spectacle m’avait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč s’ébaudissait mon Ăąme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s’appelle dugĂąteau,si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre friandise parfaitement fratricide ! »
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LeGĂąteau; Charles Baudelaire (1821-1866) Recueil : Le Spleen de Paris (Posthume - 1869) Le Vieux Saltimbanque. Partout s’étalait, se rĂ©pandait, s’ébaudissait le peuple en vacances. C’était une de ces solennitĂ©s sur lesquelles, pendant un long temps, comptent les saltimbanques, les faiseurs de tours, les montreurs d’animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les
Hier, Ă  travers la foule du boulevard, je me sentis frĂŽlĂ© par un Être mystĂ©rieux que j’avais toujours dĂ©sirĂ© connaĂźtre, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l’eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement Ă  moi, un dĂ©sir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d’Ɠil significatif auquel je me hĂątai d’obĂ©ir. Je le suivis attentivement, et bientĂŽt je descendis derriĂšre lui dans une demeure souterraine, Ă©blouissante, oĂč Ă©clatait un luxe dont aucune des habitations supĂ©rieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j’eusse pu passer si souvent Ă  cĂŽtĂ© de ce prestigieux repaire sans en deviner l’entrĂ©e. LĂ  rĂ©gnait une atmosphĂšre exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanĂ©ment toutes les fastidieuses horreurs de la vie ; on y respirait une bĂ©atitude sombre, analogue Ă  celle que durent Ă©prouver les mangeurs de lotus quand, dĂ©barquant dans une Ăźle enchantĂ©e, Ă©clairĂ©e des lueurs d’une Ă©ternelle aprĂšs-midi, ils sentirent naĂźtre en eux, aux sons assoupissants des mĂ©lodieuses cascades, le dĂ©sir de ne jamais revoir leurs pĂ©nates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer. Il y avait lĂ  des visages Ă©tranges d’hommes et de femmes, marquĂ©s d’une beautĂ© fatale, qu’il me semblait avoir vus dĂ©jĂ  Ă  des Ă©poques et dans des pays dont il m’était impossible de me souvenir exactement, et qui m’inspiraient plutĂŽt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naĂźt ordinairement Ă  l’aspect de l’inconnu. Si je voulais essayer de dĂ©finir d’une maniĂšre quelconque l’expression singuliĂšre de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d’yeux brillant plus Ă©nergiquement de l’horreur de l’ennui et du dĂ©sir immortel de se sentir vivre. Mon hĂŽte et moi, nous Ă©tions dĂ©jĂ , en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeĂąmes, nous bĂ»mes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, aprĂšs plusieurs heures, que je n’étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupĂ© Ă  divers intervalles nos frĂ©quentes libations, et je dois dire que j’avais jouĂ© et perdu mon Ăąme, en partie liĂ©e, avec une insouciance et une lĂ©gĂšretĂ© hĂ©roĂŻques. L’ñme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gĂȘnante, que je n’éprouvai, quant Ă  cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais Ă©garĂ©, dans une promenade, ma carte de visite. Nous fumĂąmes longuement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient Ă  l’ñme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivrĂ© de toutes ces dĂ©lices, j’osai, dans un accĂšs de familiaritĂ© qui ne parut pas lui dĂ©plaire, m’écrier, en m’emparant d’une coupe pleine jusqu’au bord À votre immortelle santĂ©, vieux Bouc ! » Nous causĂąmes aussi de l’univers, de sa crĂ©ation et de sa future destruction ; de la grande idĂ©e du siĂšcle, c’est-Ă -dire du progrĂšs et de la perfectibilitĂ©, et, en gĂ©nĂ©ral, de toutes les formes de l’infatuation humaine. Sur ce sujet-lĂ , Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries lĂ©gĂšres et irrĂ©futables, et elle s’exprimait avec une suavitĂ© de diction et une tranquillitĂ© dans la drĂŽlerie que je n’ai trouvĂ©es dans aucun des plus cĂ©lĂšbres causeurs de l’humanitĂ©. Elle m’expliqua l’absurditĂ© des diffĂ©rentes philosophies qui avaient jusqu’à prĂ©sent pris possession du cerveau humain, et daigna mĂȘme me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bĂ©nĂ©fices et la propriĂ©tĂ© avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise rĂ©putation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m’assura qu’elle Ă©tait, elle-mĂȘme, la personne la plus intĂ©ressĂ©e Ă  la destruction de la superstition, et m’avoua qu’elle n’avait eu peur, relativement Ă  son propre pouvoir, qu’une seule fois, c’était le jour oĂč elle avait entendu un prĂ©dicateur, plus subtil que ses confrĂšres, s’écrier en chaire Mes chers frĂšres, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrĂšs des lumiĂšres, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! » Le souvenir de ce cĂ©lĂšbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des acadĂ©mies, et mon Ă©trange convive m’affirma qu’il ne dĂ©daignait pas, en beaucoup de cas, d’inspirer la plume, la parole et la conscience des pĂ©dagogues, et qu’il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, Ă  toutes les sĂ©ances acadĂ©miques. EncouragĂ© par tant de bontĂ©s, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s’il l’avait vu rĂ©cemment. Il me rĂ©pondit, avec une insouciance nuancĂ©e d’une certaine tristesse Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innĂ©e ne saurait Ă©teindre tout Ă  fait le souvenir d’anciennes rancunes. » Il est douteux que Son Altesse ait jamais donnĂ© une si longue audience Ă  un simple mortel, et je craignais d’abuser. Enfin, comme l’aube frissonnante blanchissait les vitres, ce cĂ©lĂšbre personnage, chantĂ© par tant de poĂ«tes et servi par tant de philosophes qui travaillent Ă  sa gloire sans le savoir, me dit Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d’une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrĂ©mĂ©diable que vous avez faite de votre Ăąme, je vous donne l’enjeu que vous auriez gagnĂ© si le sort avait Ă©tĂ© pour vous, c’est-Ă -dire la possibilitĂ© de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l’Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misĂ©rables progrĂšs. Jamais un dĂ©sir ne sera formĂ© par vous, que je ne vous aide Ă  le rĂ©aliser ; vous rĂ©gnerez sur vos vulgaires semblables ; vous serez fourni de flatteries et mĂȘme d’adorations ; l’argent, l’or, les diamants, les palais fĂ©eriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner ; vous changerez de patrie et de contrĂ©e aussi souvent que votre fantaisie vous l’ordonnera ; vous vous soĂ»lerez de voluptĂ©s, sans lassitude, dans des pays charmants oĂč il fait toujours chaud et oĂč les femmes sentent aussi bon que les fleurs, — et cĂŠtera, et cĂŠtera
 », ajouta-t-il en se levant et en me congĂ©diant avec un bon sourire. Si ce n’eĂ»t Ă©tĂ© la crainte de m’humilier devant une aussi grande assemblĂ©e, je serais volontiers tombĂ© aux pieds de ce joueur gĂ©nĂ©reux, pour le remercier de son inouĂŻe munificence. Mais peu Ă  peu, aprĂšs que je l’eus quittĂ©, l’incurable dĂ©fiance rentra dans mon sein ; je n’osais plus croire Ă  un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma priĂšre par un reste d’habitude imbĂ©cile, je rĂ©pĂ©tais dans un demi-sommeil Mon Dieu ! Seigneur, mon Dieu ! faites que le diable me tienne sa parole ! »
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CheyalderaceUn). ChienetleFlacon(Le) ConfiteordeFArtiste Corde(La) CrépusculeduSoir(Le) Déjà!. DésespoirdelaVieille
Carte mentaleÉlargissez votre recherche dans UniversalisUn fantastique urbainLa ville porte tĂ©moignage de l'aliĂ©nation de l'individu et de l'art ratage, prostitution, hĂŽpital. Elle met en scĂšne toutes les contradictions de la vie moderne Les Foules », Ă  commencer par la tyrannie de la face humaine », grotesque et prĂ©datrice Ă  la fois. Cette nĂ©gativitĂ© favorise chez le flĂąneur une lecture de la modernitĂ© dans sa diffĂ©rence Ă  elle-mĂȘme. De ses marges Les Veuves », Les Yeux des pauvres », de sa violence Le GĂąteau » et de son irrationalitĂ© peuvent naĂźtre un fantastique urbain La Corde » Ă  travers lequel Baudelaire rejoint souvent Edgar Poe. Mais, nĂ©gation mĂȘme de l'art, figure du mal, la grande ville, tout en Ă©tant Ă©piphanie du moderne, est dĂ©possession de soi. Aussi le poĂšte ne peut-il vivre cette contradiction que sous la forme d'une opposition maintenue entre extĂ©rieur et intĂ©rieur La Chambre double », entre solitude et foules, opposition irrĂ©solue qu'il dĂ©cline parfois sous la figure quasi mythique de la Tentation Les Tentations » avant de multiplier de possibles lignes de fuite Any where out of the World ». La violence latente de la citĂ© appelle enfin, outre la raillerie constante de Baudelaire, l'acte gratuit, acte poĂ©tique par excellence, qui porte le mystificateur Ă  l' infini de la jouissance » Le Mauvais Vitrier ».La question de l'interprĂ©tation du Spleen de Paris. Petits PoĂšmes en prose, recueil inachevĂ©, est toujours en suspens, ainsi que celle du rapport qu'il entretient avec Les Fleurs du mal et notamment avec la section de ce recueil poĂ©tique, les Tableaux parisiens ». La critique est partagĂ©e entre ce qui serait un demi-Ă©chec, Baudelaire n'ayant pu dĂ©passer ici la perfection des Fleurs du mal, et une ouverture considĂ©rable tant pour la poĂ©sie que pour la prose. Le destin de ce recueil qui se veut exploration d'une voie nouvelle pĂšse son poids face Ă  LautrĂ©amont, Rimbaud et MallarmĂ©. Il se trouve non seulement Ă  l'origine d'un genre nouveau, mais joue son rĂŽle dans une poĂ©tique du fragment et, davantage encore, dans une poĂ©tique de la prose qui nourrira les surrĂ©alistes, qui retrouveront dans le merveilleux parisien la magie de 2 3 4 5 
pour nos abonnĂ©s, l’article se compose de 3 pagesÉcrit par critique littĂ©raire Ă  la et Ă  LibĂ©rationClassificationLittĂ©raturesƒuvres littĂ©rairesƒuvres littĂ©raires du xixe s. occidentalLittĂ©raturesƒuvres littĂ©rairesƒuvres littĂ©raires par genresƒuvres poĂ©tiquesAutres rĂ©fĂ©rences LE SPLEEN DE PARIS, Charles Baudelaire » est Ă©galement traitĂ© dans LE SPLEEN CONTRE L'OUBLI. JUIN 1848 D. Oehler - Fiche de lectureÉcrit par Daniel OSTER ‱ 1 656 mots Roland Barthes voyait dans la rĂ©volution de juin 1848 la fracture fondatrice de l' Ă©criture . L'Ă©criture, Ă©crivait-il, est le langage littĂ©raire transformĂ© par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liĂ©e aux grandes crises de l'histoire ». 1848, en sonnant le glas de l'universalitĂ© de l' idĂ©ologie bourgeoise », aurait marquĂ© pour la littĂ©rature le moment [
] Lire la suiteFRANÇAISE LITTÉRATURE, XIXe par Marie-Ève THÉRENTY ‱ 7 788 mots ‱ 6 mĂ©dias Dans le chapitre L’essor du lyrisme poĂ©tique » [
] La poĂ©sie connaĂźt au xix e siĂšcle une paradoxale mutation. Dominante dans les belles-lettres au dĂ©but du siĂšcle, elle voit son champ se rĂ©duire Ă  la poĂ©sie lyrique et dĂ©laisser les registres narratifs et Ă©piques. Seul genre Ă  perpĂ©tuer la domination du vers, elle connaĂźt une invasion de la prose. Incapable de nourrir ceux qui lui vouent une dĂ©votion, la poĂ©sie n’en reste pas moins considĂ©rĂ©e com [
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Letitre Petits PoĂšmes en prose est celui de l’édition posthume de 1869. Mais Baudelaire lui-mĂȘme avait Ă©voquĂ© Ă  plusieurs reprises le titre Le Spleen de Paris pour dĂ©signer le recueil qu’il complĂ©tait au grĂ© de son inspiration et de ses publications. Consulter la version texte de ce livre audio.
Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'Ă©tais placĂ© Ă©tait d'une grandeur et d'une noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l'atmosphĂšre ; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'Ă©tais enveloppĂ© ; le souvenir des choses terrestres n'arrivait Ă  mon cƓur qu'affaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă  l'enthousiasmante beautĂ© dont j'Ă©tais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l'univers ; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l'homme est nĂ© bon ; — quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l'appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ  aux touristes pour le mĂȘler dans l'occasion avec de l'eau de dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs-lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot gĂąteau ! Je ne pus m'empĂȘcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je m'en repentisse au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'oĂč, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur ; Ă  son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă  Ă©trangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tĂȘte dans l'estomac. À quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă  chaque instant ; mais, hĂ©las ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils s'arrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il n'y avait plus, Ă  vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait spectacle m'avait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč s'Ă©baudissait mon Ăąme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j'en restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s'appelle du gĂąteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! »
IIXV. Le GĂąteau..76 XVI. L’Horloge.. 84 XVII. Un HĂ©misphĂšre dans une chevelure ..88 Le poĂšme Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'Ă©tais placĂ© Ă©tait d'une grandeur et d'une noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l'atmosphĂšre ; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'Ă©tais enveloppĂ© ; le souvenir des choses terrestres n'arrivait Ă  mon coeur qu'affaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă  l'enthousiasmante beautĂ© dont j'Ă©tais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l'univers ; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l'homme est nĂ© bon ; — quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l'appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ  aux touristes pour le mĂȘler dans l'occasion avec de l'eau de neige. Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot gĂąteau ! Je ne pus m'empĂȘcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je m'en repentisse dĂ©jĂ . Mais au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'oĂč, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur ; Ă  son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă  Ă©trangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tĂȘte dans l'estomac. A quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă  chaque instant ; mais, hĂ©las ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils s'arrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il n'y avait plus, Ă  vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait mĂȘlĂ©. Ce spectacle m'avait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč s'Ă©baudissait mon Ăąme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j'en restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s'appelle du gĂąteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! » Baudelaire Ă©tait un artiste surprenant, Ă  la vie tourmentĂ©e et Ă  la plume subtile ! source L'Express Les meilleurs professeurs de Français disponibles4,9 70 avis 1er cours offert !5 85 avis 1er cours offert !4,9 117 avis 1er cours offert !5 39 avis 1er cours offert !4,9 56 avis 1er cours offert !5 38 avis 1er cours offert !4,9 17 avis 1er cours offert !5 111 avis 1er cours offert !4,9 70 avis 1er cours offert !5 85 avis 1er cours offert !4,9 117 avis 1er cours offert !5 39 avis 1er cours offert !4,9 56 avis 1er cours offert !5 38 avis 1er cours offert !4,9 17 avis 1er cours offert !5 111 avis 1er cours offert !C'est parti Avant la lecture Il faut Ă©tudier le paratexte, c'est-Ă -dire le titre, l'auteur, la date, etc. Ces informations doivent ĂȘtre recoupĂ©es avec vos connaissances Ă©manant du cours courant littĂ©raire, poĂšte, recueil, etc.. Le titre engage Ă©galement Ă  des attentes. Il donne des indices sur la nature du poĂšme que le lecteur s'apprĂȘte Ă  lire. En poĂ©sie, la forme est dĂ©cisive regarder le texte de loin » permet d'avoir dĂ©jĂ  une idĂ©e de la dĂ©marche du poĂšte Vers, strophes ? Si vers vers rĂ©guliers, vers libres ? Si vers rĂ©guliers quel type de rimes ? Le nombre de strophes... Pour la lecture Nous vous conseillons de lire le poĂšme plusieurs fois, avec un stylo Ă  la main qui vous permettra de noter ou souligner une dĂ©couverte, une idĂ©e. 1Ăšre lecture Identifier le thĂšme gĂ©nĂ©ral du poĂšme, Identifier le registre comique ? pathĂ©tique ? lyrique ? etc., Identifier les procĂ©dĂ©s d'Ă©criture pour diffuser le sentiment du registre choisi l'exclamation ? La diĂ©rĂšse ? etc. 2Ăšme lecture DĂ©gager le champ lexical, Place des mots un mot au dĂ©but du vers n'a pas la mĂȘme valeur qu'un mot placĂ© en fin de vers, DĂ©celer les figures de style gĂ©nĂ©ralement trĂšs nombreuses dans un poĂšme, Travail sur les rimes lien entre des mots qui riment, rimes riches ou faibles, etc., Analyse du rythme avec les rĂšgles de mĂ©triques. En filigrane, vous devez garder cette question en tĂȘte pour l'analyse des procĂ©dĂ©s d'Ă©criture comment le poĂšte diffuse-t-il son thĂšme gĂ©nĂ©ral et comment fait-il ressentir au lecteur ses Ă©motions ? PrĂȘt pour un cours francais ? RĂ©daction du commentaire Partie du commentaireVisĂ©eInformations indispensablesÉcueils Ă  Ă©viter Introduction- PrĂ©senter et situer le poĂšte dans l'histoire de la littĂ©rature - PrĂ©senter et situer le poĂšme dans le recueil - PrĂ©senter le projet de lecture = annonce de la problĂ©matique - PrĂ©senter le plan gĂ©nĂ©ralement, deux axes- Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation poĂšme dans le recueil dĂ©but ? Milieu ? Fin ? Quelle partie du recueil ? - ProblĂ©matique En quoi
 ? Dans quelle mesure
 ? - Les axes de rĂ©flexions- Ne pas problĂ©matiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la prĂ©sentation de l'auteur DĂ©veloppement- Expliquer le poĂšme le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprĂ©tations le commentaire composĂ© est un texte argumentatif - Etude de la forme champs lexicaux, figures de styles, rimes, mĂ©trique, etc. - Etude du fond ne jamais perdre de vue le fond - Les transitions entre chaque idĂ©e/partie- Construire le plan sur l'opposition fond/forme chacune des parties doit contenir des deux - Suivre le dĂ©roulement du poĂšme, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisĂ©es Conclusion- Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses rĂ©flexions par une ouverture lien avec un autre poĂšme, un autre poĂšte ? etc.- Les conclusions de l'argumentation- RĂ©pĂ©ter simplement ce qui a prĂ©cĂ©dĂ© Ici, nous dĂ©taillerons par l'italique les diffĂ©rents moments du dĂ©veloppement, mais ils ne sont normalement pas Ă  signaler. De mĂȘme, il ne doit pas figurer de tableaux dans votre commentaire composĂ©. Les listes Ă  puces sont Ă©galement Ă  Ă©viter, tout spĂ©cialement pour l'annonce du plan. En outre, votre commentaire ne doit pas ĂȘtre aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'ĂȘtre exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'Ă©crire autant ! Introduction Au XIXĂšme siĂšcle, Charles Baudelaire innove avec le poĂšme en prose. Il ne fut certes pas le premier Ă  s'y essayer c'est en lisant le recueil Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand qu'il dĂ©cide de s'y atteler. Mais Le Spleen de Paris, qui rassemble ses Ă©crits en prose et qui fut publiĂ© en 1869 aprĂšs sa mort, contribua Ă  lĂ©gitimer le genre comme une vĂ©ritable poĂ©sie. Le GĂąteau » est extrait de ce recueil oĂč il prend la quinziĂšme place. Il se prĂ©sente comme une petite histoire le poĂšte raconte une scĂšne Ă  laquelle il a assistĂ©, et de laquelle il tire une morale. À cause d'un simple morceau de pain, deux enfants pauvres se battent violemment devant les yeux d'un Charles Baudelaire dĂ©solĂ©. Annonce de la problĂ©matique DĂšs lors, quelle leçon sur l'Homme le poĂšte tire-t-il de son expĂ©rience ? Annonce du plan Nous analyserons dans un premier temps le mouvement d'ascension Ă  la fois physique et spirituel que le poĂšte savoure. Nous montrerons ensuite que ce mouvement n'Ă©tait ascendant que pour mieux prĂ©parer la chute. DĂ©veloppement L'ascension Paul CĂ©zanne, La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue, 1885 La premiĂšre partie du poĂšme est marquĂ©e par le mouvement d'une ascension. RacontĂ© au passĂ©, le poĂšte semble se remĂ©morer une marche en montagne la splendeur du paysage le conduit Ă  l'Ă©lĂ©vation spirituelle. Un paysage magnifique DĂšs la deuxiĂšme phrase, le poĂšte plante le dĂ©cor de son poĂšme Le paysage au milieu duquel j'Ă©tais placĂ© Ă©tait d'une grandeur et d'une noblesse irrĂ©sistibles. L'adjectif irrĂ©sistibles » tĂ©moigne de la situation du randonneur il ne peut pas faire autrement que de cĂ©der Ă  la grandeur » et Ă  la noblesse » du paysage, petit homme qu'il est est. Ses descriptions sont remplies de formules hyperboliques Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur » l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. » les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds » Par ailleurs, la deuxiĂšme citation contient Ă©galement une comparaison comme le reflet ... » qui ajoute Ă  l'impression de grandeur. En effet, quoi de plus grand qu'un gĂ©ant ? On trouve Ă©videmment le champ lexical de la perfection au moment d'analyser la maniĂšre dont est dĂ©crite cette montagne grandeur », noblesse », vaste », pure », enthousiasmante beautĂ© », parfaite ». C'est que ce paysage gigantesque semble se rapprocher du concept du philosophe allemand Emmanuel Kant, le sublime. Il s'agit d'une vision si grandiose, si parfaite, qu'elle inspire une joie terrifiante Ă  celui qui l'expĂ©rimente. Or, le poĂšte lui-mĂȘme utilise la formule joie mĂȘlĂ©e de peur ». Le sentiment du sublime permet Ă©galement de faire sentir Ă  l'Homme sa destinĂ©e spirituelle c'est-Ă -dire qu'il serait destinĂ©e Ă  une vie purement spirituelle, Ă©tant libĂ©rĂ© de son corps. Or, le poĂšte ne cache pas qu'il se trouve tout en haut, au-dessus de l'humanitĂ© et du monde physique. Rappelons en effet l'hyperbole les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ». Transition Toutes ces formules insistent de fait sur l'oubli des rĂ©alitĂ©s terrestres permis par l'ascension de la montagne. Petit Ă  petit, le poĂšte devient un ĂȘtre pur, lavĂ© des pĂ©chĂ©s physiques du monde. L'Ă©cho spirituel Ainsi, parallĂšlement Ă  l'ascension, le poĂšte vit une purification de son Ăąme. C'est le poĂšte qui fait lui-mĂȘme le parallĂšle Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. » À cette faveur, il peut oublier le mal terrestre ». Il devient un ĂȘtre parfaitement spirituel Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l'atmosphĂšre ». Cela lui permet d'effacer le quotidien et la bassesse matĂ©rielle les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds » FidĂšle Ă  son entrĂ©e en matiĂšre, il use encore d'hyperboles pour dĂ©crire son Ă©tat mental mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'Ă©tais enveloppĂ© ». On remarque ici l'utilisation de l'adjectif pure », absolument pas anodin, de mĂȘme que le substantif coupole », qui renvoie Ă  la coupole d'une Église. Le poĂšte devient un dieu, puisque il est un Ă©lĂ©ment cĂ©leste = du ciel. D'autres formulations confirment ce mouvement d'Ă©lĂ©vation divine les hyperboles telles que en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l'univers », total oubli de tout le mal terrestre » le lexique mĂ©lioratif mes pensĂ©es voltigeaient », j'Ă©tais enveloppĂ© », une sensation solennelle et rare » la vision positive du monde le souvenir des choses terrestres n'arrivait Ă  mon coeur qu'affaibli et diminuĂ© » Ici, en haut des Hommes, il croit sentir la perfection de l'humanitĂ© — comme un Dieu devant sa crĂ©ature l'homme est nĂ© bon ». Ce passage invite Ă  penser Ă  la thĂšse du philosophe Jean-Jacques Rousseau, qu'il dĂ©fend dans le Discours sur l'InĂ©galitĂ© parmi les hommes. Selon cette thĂšse, l'Homme est nĂ© bon, et c'est la sociĂ©tĂ© qui le corrompt. Le poĂšte, au milieu d'une nature surĂ©levĂ©e, semble souscrire Ă  ce point de vue, dans une rĂ©fĂ©rence presqu'explicite j'en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l'homme est nĂ© bon Le Concile des dieux, fresque, 1515-1517, RaphaĂ«l, Rome, Villa Farnesina Transition Mais le retour d'une monde physique - c'est-Ă -dire l'abandon des choses purement spirituelles - est marquĂ© par l'arrivĂ©e du morceau de pain ». Le sentiment de faim rappelle au poĂšte sa nature bassement matĂ©rielle et l'oblige Ă  retourner aux choses terrestres. Cette rupture est marquĂ©e formellement par le trait, signifiant la cĂ©sure dans sa pensĂ©e et le basculement dans la triste rĂ©alitĂ© — quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l'appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. La rĂ©alitĂ© de l'Homme L'arrivĂ©e du sentiment de faim impose au poĂšte un dur retour Ă  la rĂ©alitĂ©. Elle se dĂ©compose en trois Ă©lĂ©ments, d'aprĂšs la suite du poĂšte une vie nĂ©cessairement matĂ©rielle c'est-Ă -dire physique, une existence marquĂ©e par la violence, et l'inutilitĂ© apparente de toute chose. Une vie matĂ©rielle La deuxiĂšme partie du poĂšme s'ouvre par une allitĂ©ration en /s/ une si longue ascension ». Cette allitĂ©ration accentue la fatigue, Ă  travers l'idĂ©e d'une respiration qui siffle. Et cette respiration, c'est le rappel Ă  la finitude = fait d'ĂȘtre mortel de l'Homme. La fin du premier paragraphe est alors marquĂ© par le vocabulaire du quotidien, de la normalitĂ©, contrastant avec les thĂ©matiques prĂ©cĂ©dentes gros morceau de pain », tasse de cuir », pharmaciens », vendaient », touriste ». C'est ainsi que toute la suite du poĂšme sera conduit par l'idĂ©e de matĂ©rialitĂ©, quand le dĂ©but se dĂ©ployait sous couvert de spiritualitĂ© dĂ©coupais », pain », gĂąteau », convoitise », ... L'arrivĂ©e du premier enfant fait dĂ©finitivement basculer la tonalitĂ© du poĂšme dans la nĂ©gativitĂ©. Le lexique insistera alors sur sa pauvretĂ© dĂ©guenillĂ© », sa maigreur yeux creux », son caractĂšre sauvage farouches », sa saletĂ© noir ». Cet aspect si repoussant de l'enfant contraste avec la splendeur du paysage, tout entier spirituel c'est l'aspect physique de l'Homme qui est repoussant. La violence de l'Homme Mais, outre sa laideur, l'Homme se caractĂ©rise aussi par sa violence. L'arrivĂ©e du second enfant le rappelle au poĂšte. Le deuxiĂšme paragraphe prĂ©parait l'avĂ©nement de cette idĂ©e. On y trouve en effet un champ lexical relatif Ă  l'animalitĂ© dĂ©coupais », bruit » Ă©bouriffĂ© », farouches », dĂ©voraient », rauque », happant », vivement ». C'est ainsi qu'est prĂ©sentĂ© l'enfant qui dĂ©barque pour demander le gĂąteau » comme un ĂȘtre mi-homme, mi-animal, rendu ainsi par la faim qui tiraille ses entrailles. Pollice Verso Bas les pouces !, Jean-LĂ©on GĂ©rĂŽme, 1872 La vision s'empire donc avec l'arrivĂ©e du deuxiĂšme petit enfant, dĂ©crit comme un autre petit sauvage ». Le combat est conduit avec un vocabulaire propre Ă  la bestialitĂ© et Ă  l'horreur roulĂšrent », sol », proie », sacrifier », dents », sanglant », griffes », et caetera. Devant les yeux du poĂšte, les deux enfants deviennent ainsi des bĂȘtes, malgrĂ© leur fraternitĂ© supposĂ©e ils sont dans un mĂȘme Ă©tat de misĂšre et, plutĂŽt que de s'entraider, se battent jusqu'Ă  faire couler leurs sangs. La faim, signe de la condition physique de l'Homme, les rend absolument dĂ©goĂ»tants. Ils sont Ă  deux doigts de s'entretuer pour de vrai. L'inanitĂ© des choses Cela conduit le poĂšte Ă  une triste conclusion, qui contraste tout Ă  fait avec l'espoir nourri par l'ascension l'inanitĂ© = l'inutilitĂ© des choses humaines. Le triste combat auquel il a assistĂ© a Ă©tĂ© provoquĂ© par un pain, c'est-Ă -dire le plus simple des mets. Il devient pourtant, dans les yeux des enfants, un gĂąteau » mot qui donne son titre au poĂšme, et revĂȘt ainsi une importance plus grande. Cet objet ridicule est pourtant l'objet de toutes les convoitise[s] », et Baudelaire multiplie les expressions significatives suppliants », dĂ©vorait », honorer mon pain », ne quittant pas des yeux ». Ce petit pain de rien du tout provoque l'apparition du sang. C'est un premier motif de dĂ©sespoir. Mais il y a pire le sang a coulĂ© pour rien, puisque ce morceau de pain a disparu », perdu en miettes devenues des grains de sable » sur le sol. LittĂ©ralement, ce combat n'a servi Ă  rien. La joie initiale du narrateur est alors gĂąchĂ©e Ce spectacle m'avait embrumĂ© le paysage », la joie oĂč s'Ă©baudissait mon Ăąme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ». Ce triste spectacle l'invite Ă  rendre une morale, faisant de son poĂšme l'Ă©quivalent d'un apologue Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s'appelle du gĂąteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! » La ponctuation expressive on note le point d'exclamation signifie l'intensitĂ© de l'Ă©motion du poĂšte il a perdu toutes les illusions fugaces qui Ă©taient les siennes au moment de son ascension. La chute est d'autant plus difficile qu'il Ă©tait montĂ© trĂšs haut, proche d'oublier les misĂšres terrestres de l'Homme. Mais l'arrivĂ©e des deux enfants, presque par surprise Mais au mĂȘme instant », lui rappelle durement la condition de l'Homme, privĂ©e de salut sur la Terre. Conclusion Baudelaire n'a pas souvent choisi l'enfance comme thĂšme d'inspiration. Pourtant, les enfants reprĂ©sentent supposĂ©ment la puretĂ©, et c'est ici ainsi qu'ils sont d'abord convoquĂ©s. Mais c'est pour mieux critiquer la bassesse de l'Homme. En effet, mĂȘmes ces ĂȘtres censĂ©s ĂȘtre innocents en viennent Ă  s'entre-tuer pour un pain », devenu devant leurs yeux affamĂ©s un gĂąteau ». Par-lĂ , Baudelaire critique aussi l'horreur de la misĂšre, capable de corrompre le plus pur des ĂȘtres. Ouverture Il est en revanche frĂ©quent de voir Baudelaire porter un regard pessimiste sur la nature humaine. On pourra en chercher les traces dans un poĂšme comme L'Âme du vin » par exemple. Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le Spleen de paris de de Charles Baudelaire : rĂ©sumĂ©, couverture, notes et critiques des membres Kifim. avec CrĂ©er un compte | Se connecter Films. En VOD. Sur Netflix. Sur Primevideo. Sur Disney+. Sur Apple Tv. Sur Mubi. Trouver des films. Films populaires. Au cinĂ©ma. Films cultes. Les tops films. Recherche avancĂ©e. Films du Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le GĂąteau. XV LE GÂTEAU Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placĂ© Ă©tait d’une grandeur et d’une noblesse irrĂ©sistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon Ăąme. Mes pensĂ©es voltigeaient avec une lĂ©gĂšretĂ© Ă©gale Ă  celle de l’atmosphĂšre ; les passions vulgaires, telles que la haine et l’amour profane, m’apparaissaient maintenant aussi Ă©loignĂ©es que les nuĂ©es qui dĂ©filaient au fond des abĂźmes sous mes pieds ; mon Ăąme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j’étais enveloppĂ© ; le souvenir des choses terrestres n’arrivait Ă  mon cƓur qu’affaibli et diminuĂ©, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d’une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l’ombre d’un nuage, comme le reflet du manteau d’un gĂ©ant aĂ©rien volant Ă  travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causĂ©e par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d’une joie mĂȘlĂ©e de peur. Bref, je me sentais, grĂące Ă  l’enthousiasmante beautĂ© dont j’étais environnĂ©, en parfaite paix avec moi-mĂȘme et avec l’univers ; je crois mĂȘme que, dans ma parfaite bĂ©atitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en Ă©tais venu Ă  ne plus trouver si ridicules les journaux qui prĂ©tendent que l’homme est nĂ© bon ; — quand la matiĂšre incurable renouvelant ses exigences, je songeai Ă  rĂ©parer la fatigue et Ă  soulager l’appĂ©tit causĂ©s par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d’un certain Ă©lixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-lĂ  aux touristes pour le mĂȘler dans l’occasion avec de l’eau de neige. Je dĂ©coupais tranquillement mon pain, quand un bruit trĂšs-lĂ©ger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit ĂȘtre dĂ©guenillĂ©, noir, Ă©bouriffĂ©, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dĂ©voraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot gĂąteau ! Je ne pus m’empĂȘcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eĂ»t craint que mon offre ne fĂ»t pas sincĂšre ou que je m’en repentisse dĂ©jĂ . Mais au mĂȘme instant il fut culbutĂ© par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’oĂč, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frĂšre jumeau. Ensemble ils roulĂšrent sur le sol, se disputant la prĂ©cieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitiĂ© pour son frĂšre. Le premier, exaspĂ©rĂ©, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le lĂ©gitime propriĂ©taire du gĂąteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur ; Ă  son tour celui-ci appliqua toutes ses forces Ă  Ă©trangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tĂąchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivĂ© par le dĂ©sespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tĂȘte dans l’estomac. À quoi bon dĂ©crire une lutte hideuse qui dura en vĂ©ritĂ© plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gĂąteau voyageait de main en main et changeait de poche Ă  chaque instant ; mais, hĂ©las ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, extĂ©nuĂ©s, haletants, sanglants, ils s’arrĂȘtĂšrent par impossibilitĂ© de continuer, il n’y avait plus, Ă  vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il Ă©tait Ă©parpillĂ© en miettes semblables aux grains de sable auxquels il Ă©tait mĂȘlĂ©. Ce spectacle m’avait embrumĂ© le paysage, et la joie calme oĂč s’ébaudissait mon Ăąme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me rĂ©pĂ©tant sans cesse Il y a donc un pays superbe oĂč le pain s’appelle du gĂąteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! »
Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le Spleen de Paris. de de Charles Baudelaire : résumé, couverture, notes et critiques des membres Kifim. avec Créer un compte | Se connecter Films. En VOD. Sur Netflix. Sur Primevideo. Sur Disney+. Sur Apple Tv. Trouver des films. Films populaires. Au cinéma. Films cultes. Les tops films. Recherche avancée. Films du moment.
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